RETRO-SESSION : Embrasse-moi, vampire de Robert Bierman (1989)

Peter Loewe (Nicolas Cage) est un agent littéraire névrotique et BCBG qui, suite à sa rencontre avec une chauve-souris et avec une femme fatale/vampire (Jennifer Beals), se transforme lui-même en vampire (ou du moins s’en persuade). Il harcèle au passage sa douce secrétaire Alva (Maria Conchita Alonso) lors de jouissives élucubrations possédées, et sombre de plus en plus violemment dans la folie.

Le film en lui-même est un objet polymorphe : satire d’une élite new-yorkaise de l’apparence, qui préfigure American Psycho ou le moins réussi « Wolf » de Mike Nichols, workplace comedy noire, flirt avec le nanar ou étude d’un déchu pathétique en manque de sommeil… Vampire’s kiss ne tranche jamais et oscille toujours, laisse le spectateur pantois face aux virages radicaux qu’il opère, ébahi devant ses envolées absurdes.

Si le film en soi est déjà fascinant, c’est également la double vie qu’il mène aujourd’hui qui s’avère intéressante, et qui permet de mettre en lumière son indicible qualité. Bide retentissant à sa sortie en salles, désaveu cinglant des espoirs cinématographiques de son réalisateur, le film est devenu avec le temps et l’aide d’Internet, la porte d’entrée vers le personnage meme-ifié de Nicolas Cage, vers le Meta-Cage : un Nicolas Cage proprement incompréhensible, qui danse aussi bien avec le divin qu’avec l’infâme, caractérisé par l’incohérence de son jeu et de ses choix de carrière. Un Cage déchu qui vivote, un Cage qui « fait du Cage », en somme. L’acteur, conscient de cette existence virtuelle au point d’en jouer au civil avec un calme détachement, cite quant à lui le film comme l’un de ses meilleurs rôles et surtout, comme l’un des plus importants pour son travail.

Robert Bierman explique à Cage qu’il ne pourra pas vraiment boire le sang d’un pigeon pour le tournage

Car il aime le clamer dès qu’il en a l’occasion : il ne fait pas de l’art, il travaille, et Vampire’s Kiss est l’atelier dans lequel il a pu tester ce qu’il passerait les trois quarts de sa carrière à essayer de faire passer en douce à Hollywood, à savoir le « western kabuki » ou le « nouveau-shamanic » (ou le « Californian Klaus Kinski » selon l’humeur). Une conception du jeu qui se moque du naturalisme, où l’on ne cherche pas à disparaitre dans la peau d’un autre, mais où l’acteur utilise au contraire le corps, le visage et les yeux pour faire émerger des idées, des notions, des esprits. Pour Cage, jouer c’est mentir, et un acteur ne doit pas jouer mais sentir, imaginer à la place de son personnage, le canaliser. Il refuse l’effacement hypocrite des « method actors » au profit d’une performance « opératique », où le jeu est le signe même de l’idée véhiculée, quitte à tisser un réseau de références pluridisciplinaires qui lui permettent d’invoquer ceux qui ont canalisé les notions recherchées avant lui. Nicolas Cage peut adjurer Bruce Lee ou « le Cri » de Munch au beau milieu d’un blockbuster de seconde zone.

Le propre de Vampire’s Kiss, ce que les memes et les « memificateurs » ne saisissent pas et dénaturent, c’est le processus qui anime et travaille Nicolas Cage, mais aussi le film dans son déroulement : la recherche d’un accent distingué, limite britannique, que l’acteur abandonne en cours de route, récupère, des expérimentations, beaucoup d’improvisations, des incarnations (une de celles qui reviendra le plus souvent dans sa carrière, Max Schreck et Dracula), qui épousent parfaitement la forme éclatée et la liberté quasi-anarchique d’un film qui jongle sans cesse avec les tons et les niveaux de ridicule et de sérieux.

Nicolas Cage reçoit un ami dans sa loge

Car ce à quoi on assiste, ce n’est plus seulement la transformation de Peter Loewe en vampire, ou l’émergence de sa folie, c’est également la journée de travail d’un Nicolas Cage survolté, qui court après les pigeons dans Central Park, mange des cafards, sifflote du Stravinsky, et dont le processus ne peut pas être simplement résumé en GIF amusants en bas de page d’un e-mail. Si Nicolas Cage est un jazzman pour David Lynch, l’acteur opère ici dans une gamme punk-rock où il détruit l’image de naïf rêveur qui était alors la sienne, et met en lumière la philosophie de son jeu. Ce que le film donne à voir, ce n’est plus un personnage travaillé mais un acteur travaillant : une sorte d’enfant hyperactif qui ne veut pas simplement offrir son collier de pâtes et recevoir sa récompense, mais qui veut plutôt le fabriquer sous nos yeux.