Une belle famille dysfonctionnelle comme le cinéma de Sono Sion les aime tant, avec ses longs silences aux repas et ses non-dits par palettes de chantier. Lorsque l’adolescente ingrate se fait surprendre en plein vol à l’étalage, un commerçant bien trop bonhomme propose d’arranger la situation. Comme le père, il vend des poissons tropicaux. Pas du tout comme le père, il explose de présence, de charisme et de réussite limite accidentelle. Que cachent ses rires tonitruants ? Un tueur en série aussi fou furieux que méthodique, sans aucun remord à l’idée d’embringuer un complice innocent dans ses meurtres.
Le making-of de Love Exposure (2008) démarre sur ce moment assez peu convivial où Sono Sion la joue Pialat nippo-hipster avec sa pauvre actrice principale. Il enchaîne les prises et les remarques culpabilisantes jusqu’à la briser émotionnellement, déballe sa frustration sur la comédienne débutante, comme pour lui refiler la responsabilité de ce projet qu’il ne contrôle plus. Trop long, trop ambitieux, trop échevelé, trop pur pour ce monde imparfait et ses marionnettes trop peu flexibles. A la fin du tournage, Sono Sion dort debout, et semble déjà en plein deuil artistique de sa grande œuvre, aux restes pourtant sublimes mais c’est une autre histoire, pour un autre jour. Son film suivant, le mélodrame atone Be sure to share (2009), est l’œuvre d’un réalisateur démissionnaire, sans personnalité. Son semblant de réconciliation avec la figure paternelle, éternel spectre malade de la filmographie de Sono Sion, se réfugie dans le classicisme faute d’argument et d’envie cinématographique réellement convaincante.
Au sortir de la phase la plus « optimiste » de sa carrière, Sono Sion se sent vidé de toute pensée positive. Ça tombe bien, la société Sushi Typhoon, en quête d’une caution auteur, lui propose une transposition en long-métrage des exploits du couple de tueurs en série japonais Gen Sekine et Hiroko Kazama. Sono Sion reprend de fond en comble le scénario de Yoshiki Takahashi (comme le confirme ce dernier, un peu amer, dans l’interview bonus du DVD anglais). Les tueurs ne sont plus propriétaires d’un chenil mais d’une grande boutique de poissons tropicaux. Leur dynamique de couple libre étend le champ de leur prédation à la sphère sexuelle, toujours dans un rapport de domination, il va sans dire. L’adolescente de la famille s’appelle Mitsuko, le prénom féminin récurrent de la filmographie de Sono Sion. La muse du cinéaste, Megumi Kagurazaka, joue l’épouse taiseuse et abusée. La frustration accumulée sur la production de Love Exposure se transforme en pure énergie négative, en désespoir étouffant. L’amour est mort, la vie une blague à peine perçue comme telle par le genre humain, stupides fourmis grouillant sur un gros caillou dans l’espace. Ce film peut devenir le sien, le deuxième volet de sa « trilogie de la haine » débutée avec Love Exposure et conclue par Guilty of Romance.
Film dépressif par excellence, Cold Fish fonctionne sur des mécaniques de répétition. Tel geste, tel trajet, telle méthodologie pour se débarrasser des cadavres, le montage joue de ces échos pour construire une narration en cercles concentriques, de plus en plus proches du point de rupture. Froideur de l’image, grisaille des décors, comédiens en retrait (en dehors de l’hystérique Denden)… Cold Fish monte lentement en puissance. La mise en place ne prépare qu’en touches imperceptibles à l’horreur qui vient, à son traumatisant étalage de barbaque et de nihilisme suffocant, parfois dans le même élan. Sono Sion sait se montrer généreux dans le gore grand-guignolesque et le malaise deluxe, c’est acquis. Dans des territoires graphiques voisins, Cold Fish dépasse cependant une œuvre aussi radicale et répulsive que Strange Circus par son absence d’identification à un quelconque personnage.
Sono Sion ne recule jamais devant un sujet, une thématique. Quel que soit son degré d’inspiration, il poussera le traitement dans ses extrêmes pour en faire surgir sa propre vérité, avec un degré de pertinence plus ou moins affûté selon son état d’esprit. Cold Fish est l’œuvre d’un metteur en scène en pleine maîtrise de ses moyens, en pleine crise de misanthropie suraiguë, aussi. Le film ne fait aucun prisonnier. Il démarre dans le gris pour s’achever dans la noirceur la plus totale. Tout doit disparaître dans un grand feu de joie, en cendres entreposées au fond d’un bidon métallique en rase campagne. Les 45 dernières minutes plongent le spectateur dans le genre de visions et d’émotions terrifiantes dont se nourrissent les cauchemars. Son épilogue va presque trop loin, comme si son auteur piétinait rageusement toute trace d’espoir sous sa semelle ensanglantée. Cette exploration de territoires abyssaux place Sono Sion à la table des plus grands malades du théâtre de la cruauté, aux côtés d’Antonin Artaud ou Andrzej Zulawski. Prévoir deux trois jours pour s’en remettre.