Une fabrique d’épée, havre de feu et de métal en plein cœur de la Chine médiévale. Ding On, orphelin forgeron ingénu, finit par se mettre tous ses collègues à dos à force de fayotage et de promotion non méritée. Une nuit, la fille du maître lui révèle l’identité de l’assassin de son père : Fei Lung, un tueur tatoué capable de s’envoler, selon la légende. Ding On s’empare de la lame brisée de son paternel et part se venger seul, comme un chien fou mal préparé. Dans sa première rixe face à des bandits de grands chemins, il perd un bras et finit inconscient dans un fossé. Sa nouvelle vie d’estropié lui amène le lot suffisant d’humiliations pour lui donner la force de développer une technique de combat létale, à même d’étancher sa soif de vengeance…
Dans les années 1990, Tsui Hark exulte de furie créative. A la tête de sa compagnie Film Workshop, autant comme producteur que comme réalisateur, il a remodelé quasiment à lui seul le cinéma populaire hongkongais durant les années 1980. L’échéance de la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997 plonge l’archipel dans le doute et les départs précipités des talents vers Hollywood, mais Tsui Hark bouillonne plus que jamais. Il expérimente tous azimuts, dans tous les sens, enchaîne deux chefs-d’œuvre (les merveilleux Green Snake et The Lovers) après un plantage magistral (le difficilement regardable The Master avec Jet Li). Prépare trois mises en scène en même temps, tout en supervisant le double de productions. Bouger vite, dans tous les sens, pour ne pas laisser l’adversité respirer – en somme, la philosophie guerrière de Ding On, le héros de The Blade.
En 1995, Tsui Hark sort ainsi trois films incroyablement dissemblables, n’était cette volonté de bousculer les habitudes de spectateur à chaque nouvelle incursion dans des genres pourtant très codifiés. Dans la nuit des temps, un mélo fantastique, petite merveille de mécanique scénaristique finement huilée. Le Festin Chinois, comédie du Nouvel An transposant les joutes martiales dans le milieu de la cuisine (un an avant le God of Cookery de Stephen Chow). Et enfin The Blade, très libre relecture de la trilogie du sabreur manchot de Chang Cheh (en particulier le premier film, Un seul bras les tua tous). Ça, c’est pour le point de départ. L’exécution, en grande partie impulsive, affirme la singularité et le génie créatif de son maître d’œuvre, à la besogne derrière la caméra, au scénario et au montage.
L’une des plus saisissantes singularités de The Blade réside dans son équilibre savant entre des images immédiatement iconiques, à la photographie somptueuse (rendez-vous service et fuyez les honteuses copies délavées pullulant sur le net), et ses captations d’images sur le vif, ses cadres flottants, fulgurants miroirs du chaos ambiant. Tsui Hark, jamais avare d’un défi esthétique, a volontairement opté pour un style inspiré du documentaire guérilla, où le pauvre cadreur devait se démener pour suivre une action pas du tout répétée à l’avance. Le Tsui Hark scénariste a laissé toute latitude d’improvisation au Tsui Hark réalisateur, tout en sachant très bien que le gros boulot d’écriture final allait incomber au Tsui Hark monteur, en binôme avec son dévoué Kam Ma. Même en décortiquant a posteriori ce processus d’élaboration, difficile de dire quelle étape a eu le plus d’incidence sur la monstrueuse efficacité du produit fini. Pour quiconque se révèle un minimum sensible à la mise en scène, à l’écriture, à la pratique et à la philosophie des arts martiaux, ou même à l’utilisation de la couleur, la première vision de The Blade se vit comme un choc – surtout pour les petits chanceux qui ont pu découvrir le film en salle en 1997, lors de la première rétrospective Tsui Hark en France, sur les bons conseils du regretté HK Magazine.
Dès la première scène, les méthodes testées par le réalisateur tout au long du tournage cinglent le montage parallèle installant le récit, avec une cruauté gratuite à rapprocher du prologue de L’Enfer des Armes – autre époque, même violence nihiliste. Le premier combat du film, entre un moine armoire à glace et des bandits fourbes à souhait, verse dans une brutalité sourde, cadrée dans le vif, au montage heurté. Au fil des joutes, le style s’affinera par touches subtiles pour parvenir à l’invraisemblable perfection martiale de l’affrontement final entre Ding On et Fei Lung, modèle de furie dans le découpage, d’une précision à rendre fou. Un peu comme si Tsui Hark revisitait en un seul film toutes les étapes cinématographiques du genre wu xia pian, le film de sabre chinois, via une pluralité de styles fondue en un miraculeux objet ne ressemblant à aucun autre. Résumer The Blade à cette seule thématique ou à son équilibre sidérant entre ses multiples expérimentations limiterait la maîtrise de Tsui Hark à celle d’un habile alchimiste, et l’insolence toujours aussi pertinente du film à un heureux accident.
Le champ de l’emprise d’un film comme The Blade échappe à toute rationalisation. Une pure jouissance cinématographique ambivalente, une représentation puissamment novatrice de la barbarie absolue. Un frisson sensoriel continu face à une virtuosité d’un genre inédit. Tsui Hark fait partie des plus grands. The Blade est un l’un de ses plus grands films. Si un jour le bluray devait sortir, ruez-vous dessus comme si votre vie de cinéphile en dépendait.