BALADA TRISTE de Alex de la Iglesia

Si Javier devient un clown triste, c’est plus pour honorer la mémoire de son père, mort prisonnier politique, que par réelle conviction. Ses premiers pas dans le cirque qui daigne l’engager ne parviennent pas à convaincre grand-monde, surtout pas son comparse Sergio, macho frustre ascendant psychopathe. Seule éclaircie tombée du ciel, la sublime trapéziste Natalia, sous la coupe sodomite de Sergio… sans être insensible à la maladresse touchante de Javier. Entre les deux clowns s’engage alors une lutte sans merci pour les faveurs de la belle, étalée sur suffisamment de décennies pour laisser le temps aux deux hommes de se transformer en créatures monstrueuses.

Le clown triste à la merci de son comparse

Trois décennies de « miracle économique » n’ont pas suffi à l’Espagne pour panser les plaies du Franquisme. Dès 2007, le mirage s’estompe pour laisser place à la crise, durable, puis à sa gestion, insupportable. La filmographie d’Alex de la Iglesia n’a pas attendu le marasme pour vociférer de luttes populaires, de combats de classes rêvant de meilleurs lendemains. Tout cinéaste installé soit-il, il reste un homme du peuple. C’est tout le sens de sa lutte perdue d’avance contre la loi anti-piratage Sinde, qui lui fera quitter la présidence de l’Académie du Cinéma Espagnol avec un discours remarquable de justesse et de retenue. Selon lui, le gouvernement ne comprend rien, pire, il refuse de comprendre les mutations en cours pour ne penser qu’à la protection d’intérêts à court terme. La gestation de Balada Triste se nourrit de tous ces éléments, de l’apathie coupable d’un pays qu’Alex de la Iglesia veut attraper par le col, gifler, pétrifier d’un hurlement discontinu d’une heure et demi.

Pour la première fois de sa carrière, le cinéaste écrit sans l’aide précieuse de son coscénariste Jorge Guerricaechevarria, qui ne voit pas trop où il veut en venir avec cette histoire de clowns rivaux. Il boucle un budget de 6 millions d’euros, une broutille par rapport à l’ambition folle du script. Les premières scènes, mémorables, voient le père de Javier trancher dans le vif des troupes nationalistes à la machette, toujours vêtu de son costume de clown. Les plans sont courts, filmés pour la plupart caméra à l’épaule, les répliques balancés avec un débit d’arme automatique, le montage laisse à peine le temps de mesurer l’horreur sanguinolente en cours et pour cause : de la Iglesia a bouclé cette introduction chaotique en une seule journée de tournage. Rattrapé en post-production, le résultat laisse entrevoir toute la colère furieuse d’une œuvre conçue pour remuer. Show must go on ? Non, le spectacle doit devenir une arme.

Des saltimbanques prêts à en découdre

Le générique de début superpose des images de monstres à celles d’artistes, d’entertainers à celles de criminels de guerre – de la Iglesia reprendra ce principe de collage taquin dans Les Sorcières de Zugarramurdi, glissant une image d’Angela Merkel au milieu d’iconographies liées à la magie noire. Illuminé par une vision de son aimée, Javier se mutile puis revêt des habits de prêtre pour s’enfuir. Au creux de la vague, Natalia performe du trapèze devant un poster géant de Telly Savalas dans un nightclub. La reprise de Francis Cabrel La quiero a morir accompagne de près la reconstitution de l’attentat de l’ETA sur Luis Carrero Blanco. Tout n’est qu’affaire de retournement, torsion des codes, rien ne doit rester figé et tout doit être utilisé pour survivre à la folie ambiante. Comme le dit la chanson de Raphael qui donne son titre original au film, Balade triste de trompeta, le passé est mort. Vive le passé ? Non, fuck it, sans aucune espèce de tendresse.

L’interprétation la plus répandue (y compris par de la Iglesia lui-même) tend à considérer Natalia comme une métaphore de l’Espagne, et ses deux amants comme les différents types de régime auxquels elle peut succomber. L’Histoire récente du pays devient dès lors un mélange pervers d’autoritarisme, de compromissions, de sadisme et de masochisme en route vers une issue catastrophique. C’est une piste, mais pas la seule pour apprécier ce film grandiloquent à sa juste démesure. Balada Triste fonctionne aussi comme parfaite synthèse du cinéma d’Alex de la Iglesia avec son duo fratricide à la Mort de rire, sa troupe grotesque de défigurés façon Action Mutante, ses gloires fanées à la 800 Balles, ses mesquins arrivistes ancêtres des managers du Crime Farpait, le tout mis en scène avec l’inventivité rageuse coutumière d’un cinéaste boosté par l’urgence de dire ses quatre vérités à l’époque.

Mais laissez-le s’exprimer bon sang

Balada Triste, immense film de colère, s’apprécie surtout de façon littérale comme un conte cruel animé par des pantins grotesques, sans autre échappatoire que la violence la plus animale, trop hébétés pour voir l’Histoire s’écrire devant eux. La dernière séquence du film reste pour l’instant l’une des plus traumatisantes de cette décennie et aurait dû, dans un monde même pas parfait mais un tant soit peu lucide, lui servir de note d’intention. Tant pis. L’essentiel, c’est qu’avec la suite de sa filmographie (les très aigris Un jour de chance et Les Sorcières de Zugarramurdi, le frénétique Mi Gran Noche et son ambiance de révolte sociale), Alex de la Iglesia confirme qu’il n’est pas prêt de se calmer.