L’AMOUR BRAQUE de Andrzej Zulawski

Micky braque une banque avec ses frères d’armes tout aussi excités que lui derrière leur masque Disney. Dans le train pour Paris, ils tombent sur Léon, prince hongrois errant, tout disposé à suivre les malfrats dans leurs sombres besognes. Jeune orphelin simplet, à peine sorti de HP pour visiter sa cousine actrice, le prince ne se formalise pas de la violence de ses nouveaux camarades de fortune, même quand ils débarquent dans la tanière des terribles frères Venin, couteaux, mitraillettes et grenades dehors, afin d’y ravir une prostituée consentante. Au premier regard échangé avec Léon, celle-ci déclenche un coup de foudre dérisoire, impossible, destructeur, et donc sublime. Quel meilleur timing pour une histoire d’amour qu’en plein cœur d’une guerre des gangs ultra-violente ?

Tcheky Karyo, insolent

Avez-vous lu L’Idiot ? Dans la traduction d’André Markowicz, le roman de Dostoïevski parfait sa mue en l’une de ces œuvres abrasives qui vous consume de sa justesse, de son énergie foudroyante pour s’enfoncer dans le désespoir total. Seul au beau milieu des passions dévorantes, des renoncements et des trahisons de classe, le personnage du Prince Mychkine tient autant lieu de révélateur des bassesses que de punching-ball. La violence émotionnelle rare de L’Idiot constitue le terrain de jeu idéal pour Andrzej Zulawski, lui qui tournait dans son précédent film parisien, La Femme Publique, autour d’un autre pilier essentiel de l’œuvre Dostoïevskienne, Les Possédés. Parce que pourquoi pas, Zulawski débauche Etienne Roda-Gil, parolier tout juste revenu de ses contributions à la chanson française pour Julien Clerc ou Claude François. Ce foutriquet théâtreux de Francis Huster laissait entrevoir un gros potentiel fucked-up dans La Femme Publique ? Poussons donc ses potards à 11. Exit Valérie Kaprisky, introducing la môme Marceau, dont le metteur en scène tombera amoureux pendant le tournage, comme aiment le rappeler les auteurs de rubrique nécrologique dénués d’empathie ou de recul. Comme toutes les actrices passées chez Zulawski, elle n’a plus jamais été la même, mais là n’est pas le plus important. Quoi de plus chaos que l’alliance de Zuzu à l’auteur de Magnolias For ever pour réinventer L’Idiot avec Francis dans le rôle-titre ? Exactement, pas grand-chose. Sophie le dit mieux que personne :

Vous qui entrez ici, tâchez de survivre aux vingt premières minutes et à leur torrent d’énergie cinétique incontrôlable. Qui de travellings et de plans fou furieux, d’explosions des conventions d’utilisation des cadres et de la focale, d’un découpage minutieux pour laisser s’exprimer la furie de comédiens déchaînés. La verve crue, piquée d’argot parigot d’époque, se déclame avec colossale virulence, le corps désarticulé à l’épreuve des décors fous d’une capitale spectrale, aux rues souvent vides. Vous trouviez Tcheky Karyo quand même un peu too much dans Dobermann ? Attendez de le voir ici, tout en sueur, éructer ses dialogues au lyrisme chantant, moitié tour de force littéraire, moitié rengaine pop abstraite. Côté soundtrack, le compositeur polonais Stanislas Syrewicz alterne les stridences synthétiques because-années-1980-les-gros et un thème principal au romantisme presque déplacé, musique nouvelle qui résonne comme des bruit de combats.

Le prince Miskine

Francis Huster fait L’Idiot, se roule par terre, grogne, trébuche en pleine rue à moitié à poil en roulant des yeux. Francis donne tout. Francis s’abandonne. Avec le regard blasé et sophistiqué made in 2016, la vision de L’Amour Braque relève de l’hallucination, d’un délire auteuriste frénétique gorgé jusqu’à la nausée de visions inédites grotesques, d’une violence parfois insoutenable à chaque apparition de flammes tout sauf rédemptrices. Le feu marche avec cette quadrature amoureuse foutue dès le départ préférant le chaos au vide. L’herbe ne repousse pas, la coke se consomme en stock sur des corps nus pour « gagner la bataille du rail » et autres jeux de langage tantôt louches, tantôt monumentaux de poésie triste. La Mouette de Tchekov se joue hurlée. Un homme de main complète l’alexandrin du précédent. Francis hurle, Sophie saute à la corde, Tcheky Karyo dessoude de l’homme de main au fusil à pompe. Au bout d’une demi-heure, les habitudes de spectateur se mettent en position foetale et sanglotent. Ça fait le tri des courageux qui pourront voir le film jusqu’au bout sans faire crisser leurs ongles sur des ardoises. À chaque nouvelle vision, une couche de réserve s’enlève : le ratage trop spectaculaire pour se cantonner à un mauvais souvenir des eighties devient un plaisir coupable puis se transforme en splendide ballet chorégraphique, le dos fouetté de fulgurances visuelles et scénographiques où même la naïveté dévastatrice du jeu de Francis s’impose en évidence. À ma découverte du film il y a quatre ans, j’en suis presque tombé de mon fauteuil. J’ai dû le voir plus d’une dizaine de fois depuis, et je l’aime désormais comme un animal malade et indomptable.