Le lundi 16 avril 2012 s’est ouvert le procès de l’auteur du carnage d’Utoya, Anders Behring Breivik. Quel que soit le verdict, les images du procès ont déjà subtilement bougé les lignes de notre rapport à la monstruosité.
C’était l’un des arguments massue de Wim Wenders dans sa diatribe contre La Chute d’Olivier Hirschbiegel: un réalisateur ne DOIT PAS humaniser l’innommable, la bête immonde. Hitler était un gros enfoiré, point, ça ne se discute même pas en rêves. Et quand on chope l’un de ses congénères vivant, il ne faut surtout pas l’oublier. Le procès de Saddam Hussein? Une scénographie qui isole son sujet, place ses juges en surplomb, et multiplie les gros plans à go go sur le visage impassible de l’accusé quand on énumère ses exactions. Klaus Barbie? Rabougri dans l’ombre des gigantesques perchoirs de la cours d’assise où s’ébroue pas moins d’une quarantaine de ténors du barreau, dont le rôle consiste surtout à incarner la raideur pénétrée de la justice. Les époux Ceaucescu? Ambiance production roumaine des années 80, avec sa déco minimaliste, ses techniciens bourrés qui rentrent dans le champ, ses deux acteurs principaux perdus dans le plan et leur dialogue. Dans tous les cas, l’apparent retrait de la mise en scène doit à tout prix singulariser son sujet, l’opposer au reste du monde par le montage et des valeurs de plans de plus en plus resserrées. Et de fait marquer les esprits dans une perspective purement binaire.
Même quand elles tentent de rester neutres, ces images sont à la fois juges, jurys et bourreaux. Leur caractère sensationnel exalte fascination et voyeurisme, tout en entretenant l’illusion, par des tics de mise en scène, que le sujet est une exception à peine humaine. La dégénérescence des chaînes infos américaines ont transformé les procès pour meurtres en procedural dramas dont on attend fébrilement le prochain épisode (vous avez aimé le procès Casey Anthony ? Vous adorerez l’affaire Trayvon Martin). Il y avait donc de quoi redouter le procès d’Anders Behring Breivik. Par miracle, le web était resté perméable aux terribles images filmées par Mohammed Merah, mais il allait falloir se fader, pendant dix semaines, les élucubrations haineuses du responsable de 77 meurtres, dont 69 de sang froid, qui avait de plus annoncé son intention de se servir de l’occasion comme d’une tribune pour ses idées (déjà largement étayées dans son imbitable manifeste de 1500 pages).
On aurait dû avoir la puce à l’oreille : loin de la précipitation des américains dans le torture porn le plus irresponsable, le cinéma de genre norvégien contemporain garde toujours une distance austère et pince-sans-rire vis-à-vis des événements, touts radicaux soient-ils ; c’est le même traitement qui semble s’appliquer ici. Anders Behring Breivik se retrouve dans un dispositif tout sauf flamboyant, qui le place au même niveau que ses interlocuteurs. L’image de son salut fasciste, reprise en boucle sur toutes les chaînes info du globe, n’a plus du tout le même sens dans l’intégralité de la séquence : dans la froideur d’une scénographie épurée, le geste ne recueille que le haussement de sourcil d’un juge, son impact est nul, pour ne pas dire ridicule. Au fil des jours et des nouvelles images, le refus de tout spectaculaire côté décor, casting (un juge sera révoqué pour s’être prononcé en faveur de la peine de mort pour le meurtrier) ou mise en scène ne transforme plus l’accusé en monstre, mais en pauvre type répondant de ses actes avec le panache qu’il lui reste.
Le long déroulé des événements adoptera dès lors un rythme lénifiant, ponctué de quelques morceaux de bravoure grotesques (une tentative d’immolation devant le tribunal et un lancer de chaussure à l’irakienne sur Breivik), dont le souffle retombera illico. En fait de tribune, le tueur s’est retrouvé dans un film de genre norvégien, où l’horreur n’est qu’une absurdité humaine de plus qu’on essaie de comprendre avant de tourner la page et de passer à autre chose. Breivik aura beau tenter de retourner les débats à son avantage, la captation du procès comme sa réception ont déjà fait perdre son pari au meurtrier. N’en déplaise à cette jouvencelle effarouchée de Wim Wenders.