(Flashback tendresse, juillet 2012) A l’heure où vous lirez ces lignes, la vidéo 1 Lunatic 1 Ice Pick de Luka Rocco Magnotta, dernier héritier d’une longue lignée de filmeurs de l’infâme, sera toujours en ligne. Toutes les questions soulevées par le clip et sa disponibilité peuvent se condenser en une seule : et alors ?
Stéphane Bourgoin, notre spécialiste national des tueurs en série, l’a très bien résumé : « La vidéo existe, on n’est pas obligé de la regarder » – ni de la montrer à une classe d’ados de seize ans, à l’instar d’un pas très fin pédagogue montréalais. Mais quand bien même des âmes impures cèderaient-elles à la tentation, ça n’en ferait pas forcément d’odieux criminels en devenir. Car attention, chez les moralistes du web, voir 1 Lunatic 1 Ice Pick rend illico complice des crimes de Magnotta, comme si l’on assistait en live à la scène et qu’on ne faisait rien pour l’empêcher. Une technique de l’autruche qui nie toute responsabilisation personnelle, et qui tente maladroitement de faire oublier que ce genre de transgressions visuelles existe depuis des lustres.
Quelques clics permettent de visionner la pendaison de Saddam Hussein, la mise à mort de Kadhafi, la décapitation de Daniel Pearl, la torture d’un anonyme par trois psychopathes ukrainiens, des carnages guerriers et autres joyeusetés de toutes sortes. Dans les années 80, bien avant l’avènement du web, de sa permissivité “diabolique“ et de sa déontologie insaisissable, figurez-vous que ce genre d’images pouvait s’acheter et même se louer dans n’importe quel vidéoclub, grâce à la série des peu recommandables Face à la Mort. Des montages d’archives sensationnalistes enchaînant des scènes de violence (souvent bidonnées) sur des hommes et des animaux ; les rejetons cyniques à l’extrême des Mondo, ces documentaires qui sous couvert de reportages aux quatre coins du globe, livraient en pâtures des séquences liées entre elles par des excitations crapuleuses d’Eros et Thanatos, et ce dès 1962. Au fil des décennies, le mince, très mince argument de légitimité artistique s’est simplement évaporé au profit de l’efficacité immédiate.
La fascination équivoque pour la mort a toujours fait vendre, c’est même le nerf de la guerre, comme l’atteste la légende urbaine autour des fameux snuff movies – ces films de mise à morts réelles, qui seraient vendus sous le manteau à de riches pervers, mais dont personne n’a pu prouver l’existence. Un fantasme de l’exploitation ultime de l’homme par l’homme, où la curiosité morbide tutoierait, comme dans tous les films précités, le soulagement narcissique – je sais que la barbarie existe, je me situe au-dessus d’elle, tout va bien, rajoutez-moi quand même deux séances de psy cette semaine. Dans les premières heures de son arrivée sur le net, 1 Lunatic 1 Ice Pick a d’ailleurs été appréhendé comme un snuff, une commande privée qui aurait atterri “par hasard“ sur les sites spécialisés dans le sensationnel vomitif. La réalité de la vidéo est encore plus consternante.
Soit un minet au visage lissé par le botox, ancien escort / stripteaser / acteur de porno bi, fraîchement recalé d’un casting de télé réalité, qui épanche ses penchants sociopathes dans le carnage d’un ancien amant et balance la vidéo en ligne, tout ça… pour accéder à la célébrité. Du pain béni pour les médias, qui se chargeront pendant sa semaine de traque de lui concocter une aura de fascination difficilement contenue – si on était taquin, on dirait même qu’ils ont beaucoup plus joué le jeu du meurtrier que tous les spectateurs de sa vidéo réunis. Pour quiconque a suffisamment de résistance et surtout de recul, 1 Lunatic 1 Ice Pick démonte le personnage de Luka Rocco Magnotta et le ravale à ses aspirations pathétiques.
Comme conscient de l’horreur qu’il est en train de commettre, l’auteur de la vidéo oblitère dans un premier sa victime comme lui-même en dissimulant les visages, dans une mise en scène grossière souhaitant rappeler à la fois Basic Instinct (à l’image) et American Psycho (pour la bande-son). Mais on est plus dans du porno gonzo qui tournerait mal, monté brutalement et avec pour seul leitmotiv déconcertant la présence incongrue d’un poster du film Casablanca, que chez Paul Verhoeven ou même Bret Easton Ellis ; ce dernier a d’ailleurs traité Magnotta de « fucking amateur compared to Patrick Bateman » sur son compte Twitter. Puisque l’auteur américain a ouvert la voie du troisième degré sur cette histoire, fonçons dans la brèche : il est tout de même gênant de constater que même en se mettant en scène en train d’accumuler d’invraisemblables transgressions, Luka Rocco Magnotta soit à ce point dénué de talent. Et que tout profondément choquant son film soit-il, il ne crie finalement qu’une chose : regardez-moi, regardez-moi, regardez-moi. Sans aucune manipulation autre que la sidération suscitée par les images, comme un candidat de télé réalité désireux de braquer subitement l’attention sur lui. Les années 90 avaient Patrick Bateman, nous avons Luka Rocco Magnotta. Chaque époque a les lunatiques qu’elle mérite.