« JE SUIS LA MISOGYNIE ACCESSOIRE DE JACK. »
Qu’on l’aime, qu’on le déteste, qu’on ait cessé de l’aimer, cela fait 20 ans que le film qui a le plus marqué mon adolescence est sorti. J’ai décidé de célébrer cet anniversaire en donnant my two cents sur les questions de genre dans Fight Club.
Une certaine partie de la critique a accusé le film d’être sexiste et misogyne, en s’appuyant sur la manière dont les rapports hommes-femmes et la présence de la gente féminine y sont développés (plutôt sous-développés). Le culte consacré à Tyler Durden qui s’est développé pendant les années après sa sortie, jusqu’à inspirer des groupuscules alt-right américains, n’a pas franchement contribué à la remise en question de ces accusations.
Certes, le sexisme et la misogynie dans le film sont évidents, mais le film n’est pas misogyne pour autant.
Qui dit misogynie, dit sexisme, car l’une est conséquence de l’autre (mais pas forcément l’inverse) : pour détester les femmes en bloc, il faut un certain système de convictions sous-jacentes qui permette déjà de faire la distinction nette entre ce qu’est un homme et ce qu’est une femme, puis d’attribuer des rôles de genre aux uns et aux autres, pour établir un ordre des choses à l’intérieur de la société. Sa vision, Fincher nous l’explique bien en une phrase, dans une interview donnée à la sortie du film: « Nous sommes conçus pour être des chasseurs et nous vivons dans une société de consommation, de shopping. Il n’y a plus rien à tuer, rien à combattre, rien à explorer. C’est de cette société émasculée, que ce Monsieur Tout-le-Monde (le Narrateur) est le produit » 1
Quand il dit « Nous », il parle évidemment au nom des hommes. Les femmes ne font pas partie de cette équation : les femmes faisaient la cueillette, avec les enfants et les vieux. Tuer, combattre, explorer, c’étaient des activités traditionnellement réservées aux hommes. Et aujourd’hui, la société se retrouve complètement émasculée, les mâles humains privés de leur virilité.
Chasser, tuer, combattre, explorer. C’est cette vision que le Narrateur envisage comme authentique et qu’il rêve de ré-instaurer. Tyler dira : « Dans le monde tel que je le vois, on chassera des élans dans des forêts humides et rocailleuses du Rockfeller Center. On portera des vêtements en cuir qui dureront la vie entière. On escaladera des immenses lianes qui entoureront la tour Sears et quand on baissera les yeux, on verra de minuscules silhouettes en train de piller du maïs ou de faire sécher de fines tranches de gibier sur l’aire de repos déserte d’une super-autoroute abandonnée ». Ces gentilles minuscules silhouettes en bas qui se tapent le pillage des épis, ce sont les femmes. Ceci est l’ordre des choses prêché par monsieur Durden.
La critique frontale du Narrateur des dérives du consumérisme est assaisonnée de nostalgie d’une masculinité obsolète, dont il fantasme le retour. Dans la société de consommation où tout le monde est cueilleur et les hommes malheureux feuillètent les catalogues IKEA en quête de leur identité (« Quel genre de vaisselle me définit en tant que personne ? » ), Tyler organise la rébellion. Mais imaginons ce qu’il se passerait si quelqu’un lui disait que des femmes veulent chasser et que des hommes veulent s’occuper de leurs enfants. Nous ne connaissons pas sa réponse, mais si les projets entamés par l’anarcho-gourou n’incluent aucune femme, c’est parce qu’elles n’ont pas de place dans la création de cette nouvelle société primitive.
Le sexisme divise, physiquement : il n’y a pas de place pour les femmes ni au sein du Fight Club, ni dans le Projet Chaos, alors qu’elles aussi sont exploitées et esclaves de boulots à la con, mais de ça, le Narrateur/Tyler n’en a rien à cirer.
Si Tyler voulait vraiment renverser la société consumériste, il s’apercevrait que les femmes représentent la moitié de la société de consommation, et qu’elles feraient la différence dans le projet de destruction de cette dernière. Mais il ne peut pas concevoir une telle évidence, car Tyler est le fruit du cerveau névrosé d’un Narrateur qui ne sait pas quoi faire des femmes. Il est même plutôt mal à l’aise par rapport à elles – donc, il les évite. Le Narrateur ne cherche pas une alternative sociale et économique meilleure : c’est un mâle blanc hétéro qui fait une crise autour de sa propre condition masculine, et Tyler incarne l’idéologie qu’il construit pour rétablir un sens à son existence d’homme. Les femmes sont absentes de ce scénario, car comme le dit bien Tyler: « On est une génération d’hommes élevés par des femmes, je suis pas sûr qu’une autre femme soit la solution à nos problèmes ».
Mais est-ce que faire le portrait d’une idéologie sexiste suffit à étiqueter un film de sexiste ? Non.
Nous savons depuis la première scène, alors que nous sortons du générique des synapses du Narrateur pour arriver au flingue dans sa bouche, que le film parle de son épopée personnelle. La première chose qu’il fait, c’est de se demander comment il en est arrivé là. « Parce que », nous dit Fincher, « le film parle de la pensée, ça parle de comment ce gars pense »2. Le film montre sa version à lui, avec les limites imposées par le point de vue intérieur du protagoniste : le public voit à travers ses yeux et apprend à suivre sa logique, il intègre son regard misogyne. Voilà pourquoi jusqu’à la révélation de la névrose, Marla nous est présentée comme improbable, indigne de confiance et de sympathie. La misogynie représentée dans Fight Club n’est pas structurelle, mais seulement une caractéristique de son protagoniste. Le personnage de Marla Singer en est le catalyseur inévitable.
Marla. La critique s’est déchaînée autour de ce personnage « périphérique, mais nécessaire ». Dépourvue de réelle caractérisation, elle ne sert à l’histoire que par son rôle d’instigatrice, de déclencheur de la crise et telle une femme fatale (cliché sexiste !), elle est présentée comme l’origine de tous les problèmes du narrateur. Une interprétation intéressante du personnage est donnée par Henry Giroux, qui la définit comme « une version ultra-conservatrice de la féminité post- années 1960, représentant l’antithèse de la sécurité domestique, du confort et de la passivité sexuelle »3. En gros, Marla constitue un produit dérivé de la société de consommation et par sa moderne féminité, elle trouble le Narrateur, en crise de masculinité. Elle le déstabilise avec sa présence (« Son mensonge me renvoyait à mon mensonge ») et provoque ainsi l’arrivée de Tyler, qui s’attachera à contrôler la femme à travers le sexe et le mépris (rien de franchement nouveau), pour essayer de rétablir un certain ordre des choses.
Marla nous est présentée par le Narrateur, nous la voyons à travers les yeux d’un homme qui ne fait pas confiance aux femmes. Elle vole des vêtements pour les revendre, fume des clopes au groupe de cancer aux poumons, traverse la route n’importe comment. Bref, tout est agencé de sorte que nous ne puissions pas nous attacher à ce personnage, d’apparence volatile, mesquine, incohérente, déshumanisée. On n’éprouve pas d’empathie quand elle fait sa tentative de suicide, ou quand Tyler la traite de façon abominable.
Les autres personnages féminins sont des figurantes déshumanisées (Chloé, Terry du groupe de soutien des malades de cancer, les femmes sur les couvertures des magazines porno chez Tyler, quand dans le même temps on nous fait comprendre que posséder éventuellement un dildo, c’est tabou). Pas de surprise quand on voit que Fight Club ne passe pas le Bechdel test4, mais est-ce une autre raison de taxer le film de sexisme ?
Le Narrateur n’a pas encore touché le fond, lui reproche Tyler. Il est trop attaché au Fight Club, trop attaché à leur bromance passionnée des débuts. Apathique jusque là, il commence à se découvrir des sentiments complexes : il est jaloux du blond Jared Leto, auquel il a cassé la figure, il ne se reconnaît pas dans le Projet Chaos, l’ambiance qu’il aimait tant au Fight Club ; et son accident de voiture lui fera expérimenter ce que ressentaient des familles entières avant de mourir dans les voitures de l’entreprise où il travaillait. Sauf que dans le monde hyper-masculin de Durden, il n’y a pas de place pour les sentiments, pour l’affection, ni pour les relations. On est juste « la merde de ce monde prête à servir à tout ». La mort de son ami Robert Bob Paulson lui fera comprendre que le délire de Tyler est allé trop loin. C’est pour ça que Tyler disparaît à ce moment-là.
Marla, qui représente symboliquement les femmes, constitue une menace à la pensée hyper-virile. Tyler ne voulait pas que Le Narrateur parle de lui à Marla et c’est un symbole important : pour préserver la masculinité et maintenir la hiérarchie, il faut exclure les femmes de l’action et les dominer. Pas de masculinité sans féminité, ces univers doivent rester bien séparés.
Le Narrateur comprend à la fin de son périple que pour éliminer Tyler, le symbole de l’idéologie qu’il a lui même créé, il faudra plutôt que de lui tirer dessus, pointer le flingue sur soi. Une métaphore d’impact qui représente la remise en question et la déconstruction de soi comme l’étape nécessaire à devenir un individu. Tyler enfin mis à la poubelle, le Narrateur se retrouve avec Marla, cette femme qui lui fait un peu peur mais qu’il a trouvé le courage d’aimer, et ensemble, ils regardent les dégâts d’une idéologie adoptée sans broncher par des hommes-singes se déployer devant eux. Ce n’est pas un hasard si c’est Marla qui révèle au Narrateur son identité, en déterminant ainsi sa prise de conscience. Les hommes, qui avaient tous été endoctrinés, ne pouvaient pas l’aider à arrêter son délire idéologique.
Une interprétation que l’on peut faire de la scène finale, c’est que le Narrateur a accepté que l’idéologie ne représente pas la solution aux failles de la société de consommation. Il est enfin prêt à remettre en questions les indicateurs identitaires, la masculinité et la féminité. Il a enfin reconnu Marla comme une égale et il n’est plus un « gamin de trente ans », mais un individu doté d’une pensée originale et de discernement.
Il serait intéressant de savoir si le Narrateur est ensuite arrivé à reconsidérer sa relation avec sa mère, à se faire des amies, ou si son attitude avec les femmes est resté limitée aux dynamiques romantiques hétéros5, mais on devra se contenter de ce final sentimental, qui suffit à affirmer que Fight Club n’est pas un film misogyne.
1 http://cinetropolis.net/david-fincher-1999-film-comment-interview-on-fight-club/
2 http://cinetropolis.net/david-fincher-1999-film-comment-interview-on-fight-club/
3 https://www.humanities.mcmaster.ca/~girouxh/online_articles/fight_club.htm
1 Reply to “JOYEUX ANNIVERSAIRE, FIGHT CLUB !”
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