Entretien réalisé en janvier 2017 à Rotterdam, en marge de l’exposition Till the End of the World au Eye Filmmuseum.
Vous avez mis un terme à votre carrière de réalisateur il y a quelques années (en 2011) et pourtant, vous revoilà dans la peau d’artiste avec l’exposition Till the End of the World. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet?
L’une des personnes de The Eye Filmmuseum m’a traduit une des critiques réalisées par la presse néerlandaise et le titre disait : “Béla Tarr fait un nouveau film… Sans caméra!” (rires) C’est drôle parce que c’est exactement ça. D’accord, je ne fais plus de films mais je suis toujours en vie donc j’ai toujours quelque chose à dire, quelque chose à livrer au monde. Il fallait simplement que je trouve un nouveau moyen de le faire. Je n’aurais jamais imaginé pouvoir un jour faire une exposition et honnêtement, maintenant, je trouve ça super marrant à faire.
Dans ce cas-là, qu’aviez-vous à dire, qu’aviez-vous à livrer au monde avec cette exposition?
Je ne vois pas trop pourquoi vous me posez cette question, c’est plutôt évident : je raconte exactement la même chose depuis quarante ans, au détail près que je vais de plus en plus au fond des choses.
Pourtant, le sujet est nouveau : la crise des migrants en Europe…
(il coupe) Non, le sujet de l’exposition, c’est la dignité humaine. Quand vous vous apprêtez à entrer dans l’Union européenne, qu’est-ce que vous voyez? Des putains de clôtures! Ensuite, vous traversez un no man’s land où seul les arbres vivent et bougent – c’est la raison pour laquelle j’ai repris l’arbre du Cheval de Turin pour l’exposition – et enfin, vous êtes arrivé. Une fois arrivé, qu’est-ce que vous voyez? C’est ça que je voulais montrer. J’ai travaillé quatre ans à Sarajevo (Béla Tarr y a fondé la Sarajevo Film Academy, nda) et j’ai traversé un nombre incalculable de fois la frontière hongroise depuis la Serbie. A chaque fois que je devais passer les clôtures, j’avais honte. Chaque être humain, chaque chose – même les animaux ou l’herbe – est important pour moi et à l’heure actuelle, les migrants sont ceux qui souffrent le plus de ce putain de système.
Quel système?
Ce que nous avons construit au fil des années. Ce putain de monde matérialiste où seul le profit importe. Cette chose qu’on appelle communément capitalisme. L’Europe est devenue égoïste, elle ne pense désormais plus qu’à elle et à son porte-monnaie. Mais attention, ça ne veut pas pour autant dire que j’étais heureux à l’époque du communisme en Hongrie.
D’ailleurs, c’était comment de grandir dans ce qu’on appelle le “socialisme du goulash”?
C’était marrant! Vous savez, c’était simple : je jouais au foot avec mes potes et à l’adolescence venu, je suis tombé amoureux. Une vie normale, en fait, sans avoir vraiment conscience de ce qui se passait à l’époque. Au final, j’ai grandi et j’ai été envenimé par la caméra.
Envenimé? Ça ne semble pas très positif, tout ça…
Je ne sais pas. Parfois, j’ai des doutes sur la vie que j’ai eu, sur ce que j’ai bien ou mal fait. Ce qui est sûr, c’est que sans le cinéma, sans cette horrible sensibilité qui me prend constamment, j’aurais pu avoir une vie beaucoup plus normale.
Une sensibilité qui vous a poussé à reprendre la caméra cette année pour le court-métrage Muhammad. Pourquoi avoir filmé une toute dernière fois pour clôre Till the End of the World?
L’exposition s’articule autour de plusieurs chapitres et je me posais énormément la question de comment la terminer. Plus j’avançais et plus je me disais que je devais produire quelque chose pour la fin – quand je dis la fin, je parle bien sûr de la fin de l’exposition, pas de ma carrière. Donc j’ai filmé en plan-séquence ce jeune migrant en train de jouer de l’accordéon dans une rue de Sarajevo. Ça résumait bien l’exposition et d’ailleurs, il ne s’agit là que d’un extrait de l’exposition qui ne sera montré nulle part ailleurs. Donc il ne s’agit pas vraiment de mon nouveau film! (sourire)
La Hongrie a été l’un des pays les plus féroces quand il a été question de fermer les frontières en Europe…
Oui parce que le pays est en première ligne mais ça n’est pas une raison : il faut savoir être sensible, empathique. A la fin de l’exposition, on peut trouver un texte que j’ai écrit en octobre dernier au moment où il y avait des manifestations massives dans les rues de Budapest contre le gouvernement. Je l’ai fait parce que je n’étais pas à Budapest, j’ai livré mon opinion à ce moment-là et franchement, je n’ai pas envie de me répéter.
Néanmoins, pensez-vous que ce soit lié à la politique mis en place par le gouvernement actuel?
Je n’ai pas envie de parler de ça, je crois que c’est beaucoup plus compliqué. Cette paranoia, cette peur de l’étranger, de la nouveauté, vient surtout de notre histoire. Je ne blâme personne mais nous avons un mauvais héritage bien réel, ancré dans notre société. Toutes ces conneries qui ont débuté avec l’empire austro-hongrois. C’est un état d’esprit qui se maintient sans que je comprenne vraiment pourquoi. Comme les britanniques qui s’imaginent encore posséder la moitié du monde en colonies alors qu’en réalité, ils n’ont plus rien. Il faut savoir oublier, digérer, franchir cette étape.
Vous avez débuté avec des films où vous tentiez de dépeindre la réalité de la vie des hongrois pour finir par vous en détacher…
(il coupe) Je suis toujours prêt de la réalité, dans tous mes travaux. De quoi vous parlez?
Je n’ai pas envie d’utiliser le terme réducteur de “réalisme social” qui veut tout et rien dire.
Ha, ce terme, c’est une idée stupide de Jonathan Rosenbaum et je crois qu’il regrette désormais! (rires) Un film, on le saisit avec une caméra au travers de laquelle fonctionne des lentilles. Ces lentilles, on les appelles “objectifs”. Objectifs, c’est le mot. Ça veut dire qu’on ne peut montrer que de vraies choses, qu’un vrai verre (il prend son verre de bière). Si vous êtes écrivain, vous pouvez écrire vingt pages sur ce verre et vous aurez une idée bien différente de la mienne sur la représentation de ce verre. Avec une caméra, on filme de vrais gens, de vraies chaises. La vraie question, c’est comment construire les connexions entre toutes ces vraies choses? Comment construire… Je n’aime pas le mot “histoire” parce que ça ne veut rien dire mais disons, une sorte de narration?
Qu’est-ce que vous dites aux gens qui considèrent que le cinéma est l’art de l’illusion?
(il fait un doigt d’honneur avec un large sourire)
Dans cette même idée de représentation de la réalité, vous filmez de longs plan-séquences. Est-ce une manière d’utiliser peu le montage pour finalement ne pas tromper le spectateur?
Le fait de passer d’un plan large à un gros plan dans un seul et même plan-séquence, c’est déjà du montage. On fait simplement des coupes dans le cadre, pas au montage. Ces longs plan-séquences, ce sont avant tout des procédures. J’en faisais peu en début de carrière et c’est devenu ma signature parce que c’est quelque chose que j’ai expérimenté, que j’ai perfectionné, film après film, à petits pas. Jusqu’à ce que j’atteigne le fond, l’épure de ces plan-séquences. La vraie signification de mes plan-séquences, c’est leur tension. J’ai remarqué quelque chose de très drôle. Parfois, pendant le tournage d’un plan-séquence, tout le monde respire de concert : les acteurs, les techniciens… Tout le monde est pris dans son engrenage. Impossible de s’échapper. La caméra contrôle tout.
On a l’impression que vos films peuvent être regardés sans dialogue, qu’il s’agit de cinéma dans sa plus pure – ou brute – essence…
Ça ne marche pas à la perfection pour tous mes films mais disons que la majorité d’entre eux ont un long monologue et c’est à peu près tout. Au fil de mes films, je me suis débarassé des artefacts du storytelling. Le cinéma, c’est avant tout une question de sensations : de l’image, du son, du rythme et une véritable situation humaine. Rien de plus. Si on parvient à réunir tous ces ingrédients, c’est finalement très simple de faire du cinéma.
Un autre signe distinctif de votre cinéma, c’est l’utilisation du noir et blanc. Qu’est-ce que le noir et blanc a que la couleur n’a pas?
C’est vrai que je n’ai utilisé qu’une seule fois la couleur à des fins dramaturgiques. Ceci étant, je ne dirais pas que je tourne en noir et blanc : j’utilise une échelle de gris. A bien y regarder, c’est bien plus vif et coloré que ces couleurs merdiques qui ressemblent à du plastique et qu’on retrouve dans tous les films actuels.
Au fil des années, vous vous êtes créé un petit groupe de fidèles qui travaille avec vous : d’abord votre femme Agnès Hranitsky qui a co-réalisé vos derniers films, puis votre scénariste Laszlo Krasnahorkai et le musicien Mihaly Vig. Comment ce petit groupe est-il né?
Tout d’abord, je voudrais dire que Laszlo n’est pas “mon scénariste”, c’est un écrivain qui a beaucoup travaillé avec moi parce nous avons une vision des choses similaire. Mihaly Vig n’est pas qu’un musicien, il est aussi un poète. Tous, à leur manière, apporte une sensibilité forte aux films qu’on a fait ensemble. Mais tout ça s’est passé très lentement. J’ai rencontré Agnes en 1967 et Mihaly en 1985, donc ça a mis vingt ans. Ce groupe n’existe plus désormais car je ne fais plus de films mais ça a toujours été à géométrie variable. Agnes était tout le temps là mais parfois, Laszlo venait sur le tournage, parfois c’était Mihaly. Pas forcément parce qu’il y avait du travail en écriture ou en musique, simplement parce que c’était bon de les avoir autour de moi. A vrai dire, on ne parlait jamais de cinéma ou d’art ensemble. On parlait de la vie.
Il semblerait que vous ayez une affinité toute particulière avec les musiciens, à qui vous avez offert des rôles principaux : András Szabo dans L’Outsider, Mihaly Vig dans Le Tango de Satan, Lars Rudolph dans Les Harmonies Werckmeister. Pourquoi ça?
Vous avez raison! Je pense que j’ai souvent choisi des musiciens parce qu’ils ont un autre sens du rythme que les acteurs professionnels. Lars Rudolph, c’est légèrement différent. Sans lui, Les Harmonies Werckmeister n’existerait pas. Il m’a vraiment inspiré. Je l’ai rencontré par hasard. Je donnais des cours à Berlin et pendant un atelier, sa petite amie – qui était une de mes étudiantes – l’a ramené pour un casting. J’ai vu ce musicien de rue accroupi dans un coin de la pièce et je me suis dit que ce scénario que je pensais impossible à adapter au cinéma pouvait enfin prendre vie. C’était assez indescriptible.
Finalement, votre carrière est un peu comme vos films : c’est avant une question de rencontres, d’être humains, qui peuvent faire basculer la création d’un film ou non, c’est ça?
Je n’y peux rien, je suis amoureux des personnalités, des personnages. Les vrais, pas la merde en plastique. Sans personnages, la vie serait sacrément chiante. D’ailleurs, je n’utilise jamais les gens quand je fais des films : je les invite à participer.
Il y a une actrice que vous avez plus souvent invité que les autres, c’est Erika Bók. D’abord dans Le Tango de Satan…
(il coupe) Puis L’Homme de Londres, puis Le Cheval de Turin…Elle est fabuleuse, hein?
Absolument. Dans Le Tango de Satan, elle n’est qu’une enfant. Comment l’avez-vous trouvée?
De manière totalement accidentelle. L’un de mes assistants l’a débusquée dans un orphelinat. Dès que j’ai vu la vidéo d’essai, j’ai su que c’était elle. Elle était toujours dans un coin, effrayée, avec ses grands yeux. Un petit lapin. On l’a domestiquée, en quelque sorte. Par la suite, je suis resté en contact avec elle, j’ai “suivi sa vie”. Un véritable phénomène, cette fille. Elle n’a jamais voulu être actrice et elle n’a jamais tourné ailleurs que dans mes films. Vous savez ce qu’elle fait? Elle est plongeuse dans un restaurant en Autriche. Je crois qu’elle est un peu déglinguée dans sa tête.
En parlant d’actrices, il y a deux cas singuliers dans votre filmographie : Hannah Schygulla, qui joue dans Les Harmonies Werckmeister, et Tilda Swinton, qui joue dans L’Homme de Londres. Des actrices mondialement célèbres quand vous aviez l’habitude de travailler avec des acteurs peu connus. Pourquoi et comment avez-vous choisi ces actrices?
Je ne les ai pas choisi pour leur réputation mais pour leur forte personnalité. Elles n’arrivaient jamais comme des actrices sur le tournage. Comme Erika Bók, ce sont deux phénomènes. D’ailleurs, Tilda Swinton n’était qu’un numéro sur un annuaire d’agence au départ. On ne l’avait jamais vu dans un film avant de faire L’Homme de Londres. Avec ma femme, nous cherchions une actrice britannique et nous avons vu son visage. C’était suffisant. Hannah Schygulla, c’est différent : elle était à Budapest pour un concert. Elle avait dit dans une interview qu’elle ne voulait plus travailler au cinéma… Sauf avec moi! Je lisais le journal, tranquillement, et je suis tombé sur l’interview. Je me suis dit : “Hé, c’est peut-être pas une si mauvaise idée!” Et cette idée, c’est la sienne. Quand je l’ai rencontrée plus tard à Paris, ça ne faisait plus un pli. Elle devait être dans le film.
Pourquoi avoir mis un terme à votre carrière de réalisateur? Vous sentiez que votre travail était terminé?
(il hoche de la tête) J’ai su que ma carrière de réalisateur de cinéma était terminée le jour de l’avant-première de L’Homme de Londres à Paris. Je l’avais d’ailleurs dit aux Cahiers du cinéma à l’époque : “Un film et après, j’arrête.” Un film de plus parce que j’en ressentais le besoin et puis, je fermais boutique. Je le savais, c’est tout.
L’Homme de Londres a connu un développement extrêmement chaotique. Est-ce qu’il y a un lien de cause à effet entre ce film et la fin de votre carrière?
Non, pas du tout. Les difficultés de production, ça fait partie des aléas du cinéma. Des fois, c’est très simple, des fois très dur. Bien sûr, L’Homme de Londres a été très difficile pour moi parce que j’y ai perdu un ami, Humbert Balsan (producteur d’Ognon Picture, nda), qui s’est suicidé juste avant le début du tournage. Ça été horrible de survivre à ce tragique évènement. Par la suite, nous avons du repartir à zéro avec une nouvelle production, ça a très dur mais il n’y aucun regret lié à ce film. Je ne pense pas vraiment au passé, plutôt au futur même si je ne sais jamais de quoi le futur sera fait. J’ai fait cette exposition à The Eye Filmmuseum et il n’est pas dit que je refasse une exposition un jour. Du théâtre, peut-être? Je n’en sais rien. Mais j’ai encore des choses à dire.
Il y a une idée commune qui veut que le cinéma ne peut pas être appris sur les bancs d’école, qu’on apprend en faisant. Comme vous, d’une certaine manière. Pourtant, vous avez ouvert une école, la Sarajevo Film Academy. Pourquoi?
L’idée que j’avais en tête, c’était de m’appuyer sur ce qu’avait fait le Bauhaus. Que les réalisateurs d’expérience et les débutant soient ensemble, fassent des choses à niveau égal. Je voulais que ce soit un point-rencontre, un lieu de travail, d’échange. Ça s’est très bien passé mais comme toujours, en définitive, un problème d’argent nous a empêché d’aller plus loin et maintenant, la Sarajevo Film Academy a fermé ses portes.
Pourquoi l’avoir installé à Sarajevo précisément?
Parce que d’une part, on avait des possibilités pour s’installer là-bas et d’autre part, l’histoire de Sarajevo, c’est quelque chose. C’est une ville avec autant de potentiel que de tension. En tant que jeune réalisateur, c’est probablement le meilleur endroit d’Europe pour filmer la vie.
Est-ce qu’il y a des gens dont vous appréciez le travail, avant comme maintenant?
Tous les gens que j’aime sont venus à la Sarajevo Film Academy, il suffit de regarder la liste. Ils ont tous été invités mais aussi élèves : Gus van Sant, Guy Maddin, Abel Ferrara, Lav Diaz. Pour le dernier trimestre, Fred Kelemen, Pedro Costa, Cristian Mungiu, Victor Erice, Carlos Reygadas et Apichatpong Weerasethakul sont venus. Et puis moi. Pour seulement trois mois, vous imaginez le truc? Enfin non, il y en a que j’adore et qui n’a jamais pu venir, c’est Jim Jarmusch. C’est mon seul regret.
Avez-vous été influencé par certaines réalisateurs dans votre carrière?
Non, aucun. Quand on veut tracer son propre chemin, faire à sa manière, on ne regarde pas ce que les autres font. On écoute, on prend connaissance, oui, mais chacun a sensibilité particulière. Je pense qu’il y a assez de place pour tout le monde dans le cinéma pour qu’on évite de s’influencer les uns les autres.
Tout au long de votre carrière, vous avez dit : “Je ne suis pas un réalisateur”. Vous êtes quoi, alors?
Un être humain. Je respire, je regarde, j’existe.