Et si la fameuse pub Pepsi avec Kendall Jenner était l’un des films les plus emblématiques de 2017 ? La question se pose.
D’un bout à l’autre de la chaîne de production, de sa note d’intention à sa mise en scène, son montage, sa bande-son, sans oublier le spectaculaire rétropédalage d’une corporation aux abois, qui enfonce encore plus le clou de son incompréhension du problème, toute la controverse autour du dernier spot publicitaire Pepsi constitue peut-être le premier instant de consensus critique incontestable de 2017. Une œuvre indéfendable, globalement indéfendue, un accident industriel sans autre incidence que l’humiliation de ses instigateurs. De quoi reprendre foi dans les capacités de lecture et d’analyse des images, et surtout dans l’impact positif d’une telle connaissance ? Pas vraiment. Moments réussit simplement l’exploit de se mettre tout le monde à dos, vigies de la réappropriation culturelle, ardents détracteurs du multiculturalisme, fans et haters de l’incroyable famille Kardashian, noyant toute bonne volonté dans le ridicule et la maladresse.
Tout à leur « innocence », les directeurs créatifs de la marque souhaitaient incorporer la vidéo au cœur d’une vaste opération multimédia. Entre les innombrables parodies amateurs et professionnelles, les milliers d’articles sur tous supports et les rebonds des médias traditionnels, c’est d’ailleurs ce qui s’est passé, mais dans le sens inverse à celui recherché. Avec cette ironie jubilatoire d’imaginer des pubards beaucoup trop sûrs d’eux-mêmes se reprendre leurs recettes dans la tronche, façon boomerang entouré de lames de rasoir. Qu’ils se rassurent : le film leur survivra comme témoignage de l’époque.
Si tant est qu’on considère le spot de 2 minutes 40 comme une parodie, nous sommes face à un chef-d’œuvre, la somme d’images la plus drôle conçue depuis le début de cette jeune année (perso, c’est top 3 direct après Billy Lynn et Quelques minutes après minuit). Moments reprend tous les tics visuels de l’époque (les plans circulaires aériens, les plans filmés par des drones, les extrêmes ralentis, l’alternance ô combien signifiante entre caméra à l’épaule et plan stable), dans un précipité de clichés de caractérisation comme même Benetton n’ose plus en faire. Le tout sur un morceau aux paroles et à la production génériques à en pleurer, signé par le petit-fils de Bob Marley, Skip – j’imagine que c’était lui ou Sean Lennon. Rien que la forme leste l’objet d’une bonne douzaine de boulets esthétiques bien datés, à même de lui assurer une postérité savonnée.
Pour ce qui est du fond, on touche au sublime. Pepsi parvient à échouer sur tous les tableaux à la fois. Selon la note d’intention délivrée en amont par la marque, « Ce film court (…) capture l’esprit et les actions de ces personnes qui savent saisir chaque moment. Il dépeint plusieurs vies, histoires, et connexions émotionnelles dans la passion, la joie de moments vécus dans la liberté, sans aucune inhibition. Quelle que soit l’occasion, grande ou petite, ce sont les moments qui nous font sentir vivants. » Voilà pour la théorie, jolie tout plein. C’est bien, c’est abstrait, ça veut tout et rien dire à la fois, c’est un modèle de langue de bois communicante. La pratique se révèle une autre paire de manches, retroussées pour bien montrer à tout le monde ses tatouages à message.
La toile de fond :
Si l’on en juge leurs revendications cartonnées (« Love », « People », « Join the conversation »), ces jeunes manifestants cherchent à faire parler d’amour. Et a priori, ça suscite suffisamment d’angoisse en ce bas monde pour encourager un déploiement des forces de l’ordre. Viennent immédiatement en tête les mots de Fred Franck sur son idole Frédéric François, dans le documentaire en caméra cachée Cabine 1005 : « Il dérange. Personne n’ose parler d’amour comme ça, aujourd’hui ». En 2017, Mon cœur te dit je t’aime serait donc le nouveau Hasta Siempre… En réalité, le film met très grossièrement l’accent sur une volonté de reconnaissance et d’aplanissement communautaire, Imagine all the people, toutes ces choses mais expurgées de considérations politisées. Un peu comme si des ouvriers protestaient contre les licenciements au cri de « Il faut respecter les grands-parents ! ».
Le contexte :
Deux artistes, un violoncelliste et une photographe, sont en panne d’inspiration dans l’intimité aliénante de leur loft. Ils voient passer la manif, la rejoignent et pouf pouf, l’inspi revient, lui dans un petit bœuf très Nuit debout dans l’esprit, elle en photographiant le fameux climax de la pub. Une choupinette célébration du collectif, de l’émulation… si la note d’intention ne précisait l’axe purement individualiste du film. Les manifestations, ce refuge pour hipsters en pleine crise de page blanche.
La tête d’affiche :
Inutile d’en faire des caisses sur l’image de la famille Kardashian, sur le sens que prend leur valeur de modèles dans le monde contemporain. Ce spot opère la synthèse idéale. Kendall Jenner, l’une des moins pires de la bande par défaut, se voit ici saisie en plein shooting semi-urbain. Elle voit la manifestation défiler devant elle, l’observe avec l’air de se dire « Hmmm, flashmobs are so hot right now ». Le violoncelliste l’invite à rejoindre le mouvement, elle se débarrasse de sa perruque en la jetant à une assistante black même pas digne d’un regard et rejoint les rangs de la love protestation, instantanément assimilée par les manifestants les plus cool. Cette minute en effarante apesanteur, et la fureur dans laquelle Kendall Jenner se retrouve plongée depuis le retrait du spot, signent le témoignage le plus éclairant de 2017 sur la déconnexion entre les élites et le peuple qu’elles entendent représenter. Ce qui n’est pas peu dire au cœur de notre hallucinante campagne présidentielle.
Le climax :
Le meilleur reste évidemment la conclusion de ce tour de force. Kendall Jenner s’empare d’une canette de Pepsi, l’offre à un policier qui la sirote sous les vivats de la foule, persuadée d’avoir ainsi remportée une victoire décisive dans sa lutte. Pourquoi ? comment ? Mystère. La prophétie selon laquelle la culture capitaliste finirait par absorber toutes ses formes de contestation pour les recycler en produits achève sa mue finale dans ce film de science-fiction vidé de tout substrat réflexif, de toute forme de revendication réelle, dont le but semble être de « rassembler », selon la marque. Autour de quoi, de qui, pourquoi ? Mystère encore plus grand. Kendall Jenner s’applaudit elle-même en riant de son audace qui, dans la vraie vie du monde réel, se serait vraisemblablement achevée de 32 autres façons impliquant toutes une arme.
Moments tient pour l’instant la tête des nanars de l’année. Chaque plan est de trop, chaque effet gêne, chaque idée refoule son décalage cruel et offensant pour le réel. Il énerve les conservateurs tout en exposant involontairement la forme la plus exacerbée de naïveté libérale. Un échec titanesque, mémorable, dont les visions répétées ne viennent jamais à bout de son pouvoir de nuisance.
En soi, une sorte de chef-d’œuvre.