Parmi les multiples vies de Stephen Bannon, le directeur de campagne de Donald Trump devenu Chief Strategist de la Maison Blanche, il y eut celle de documentariste. Plus proche des vidéos conspi de YouTube que d’un Michael Moore conservateur, celui qu’un nombre croissant d’observateurs désigne comme le vrai Président des USA y matraquait ses convictions et autres désirs d’avenir franchement inquiétants, tel un prédicateur fou… désormais aux commandes.
Durant ses années d’activité à la banque d’investissement Goldman Sachs, Steve Bannon entre en contact avec l’univers hollywoodien… discrètement. Judicieux, vu qu’il ne manquera pas de le brocarder ultérieurement, à de multiples reprises, sur le site « d’informations » alt-right Breitbart, comme la Sodome de la grande Gomorrhe libérale. Il officie tout d’abord comme producteur exécutif de la première réalisation de Sean Penn, The Indian Runner – plutôt ironique, considérant le futur de Penn dans le domaine de la « bien-pensance » gauchiste… En supervisant la vente de la compagnie Castle Rock, il récupère des parts dans cinq séries produites par la société, dont Seinfeld, qui lui rapporte une fortune colossale en royalties – carrément ironique, vu la réputation d’antisémite mondain de Bannon. Son pedigree de producteur exécutif compte également Titus de Julie Taymor, adaptation à l’avenant de la plus gore des tragédies shakespeariennes, achevée dans un bain de sang cannibale – vu le déroulé cauchemardesque de la pièce, mieux vaut ne pas chercher l’ironie. Steve Bannon n’entretient que des relations distantes avec l’industrie du divertissement, il fonctionne à l’opportunité sans rien forcer. Il trempe un pied prudent dans le grand bain avant de plonger.
Pour son premier essai derrière la caméra en 2004, Stephen Bannon limite les risques. In the Face of Evil: Reagan’s War in Word and Deed se présente comme un documentaire de forme plutôt classique, avec voix-off féminine et montage d’images d’archives tout à la gloire du grand, du beau, de l’intransigeant Ronald Reagan. De ses premières armes anti-communistes comme président de la Screen Actor’s Guild à son double mandat présidentiel, où il mit fin à la Guerre Froide de sa seule volonté de fer, le film dresse un portrait équivoquement hagiographique où chacune de ses actions est louée avec déférence sans contestation possible, ou alors par la triste valetaille bolchévique.
Au détour d’une séquence sur la manifestation anti-Ronnie à l’université de Berkeley en 1969, surgissent des éléments de langage familiers de l’administration Trump : la foule n’est constituée que de ces fameux « anarchistes professionnels » dont les héritiers probables protestent aujourd’hui aux quatre coins des Etats-Unis. Dans sa description de cet homme fort, d’une constitution morale et physique exemplaire durant ses mandats, Bannon révèle son idéal : un gouvernement qui ne se plie pas à la vox populi, fut-elle majoritaire, dans son combat contre le Mal. Le film s’ouvre et se conclut, de façon assez sinistre, sur la citation de Caton, « Carthage doit être détruite ». Comprendre : annihiler l’ennemi pour repartir sur des bases saines. Le « Evil » du titre est assez clairement désigné comme le bloc communiste. La suite de sa filmographie montre que l’ennemi est aussi intérieur…
Stephen Bannon laisse s’écouler les années avant de revenir à la charge. En 2010, deux ans après l’investiture de Barack Obama, l’organisation conservatrice à but non-lucratif Citizens United est en guerre. A l’origine de quelques documentaires très orientés, son département production trouve en un Bannon remonté à bloc le collaborateur idéal. C’est avec Generation Zero qu’il établit réellement son style documentaire, dont le côté profondément Kamoulox et bricolé évoque les vidéos conspirationnistes en plein boom sur le web. Constitués à 25% d’interviews d’experts allant systématiquement dans le sens de la démonstration, à 25% d’images d’archives et à 50% de séquences tirées de banques d’images vidéo, ses films alignent tous les clichés symboliques à une vitesse frénétique : les fruits en décomposition accélérée, les immeubles qui s’effondrent, des explosions, des enfants qui pleurent, des foules agressives anonymes ou des quidams scotchés devant la télé… ces images pourtant génériques au possible sont utilisées de façon systématiquement anxiogène, reviennent de film en film, montées sur un fond sonore aux douces rémanences apocalyptiques. Le propos, tout réactionnaire soit-il, se révèle plutôt original : la crise des subprimes de 2008 aurait été causée… par les hippies.
Attendez, pour peu que la moitié des faits soit oblitérée et l’autre réinterprétée dans le bon sens, ça se tient : la génération des baby boomers fut la première à ne pas avoir connu de conflit majeur. Du coup, elle n’avait rien d’autre à fiche que de dépenser l’argent durement gagné par ses parents et se battre pour les droits civiques, quitte à perdre ses repères moraux pour devenir des petits égoïstes pourris gâtés. D’un côté, les hippies sont devenus des yuppies de Wall Street, de l’autre, plus personne ne veut payer ses dettes. Oui, Woodstock, quelque part, a coulé le pays et oui, bien sûr, il nous faudrait une bonne guerre mondiale pour foutre un coup de pied au cul de ces flemmards. Bannon oublie que la Money Culture qu’il vilipende avec tant de hargne, Reagan en est le père (et Trump le fils), et dans les montages sur les banques mises en cause dans la crise, Goldman Sachs est miraculeusement absent. Quel petit étourdi.
Conservateur à droite de la droite, Stephen Bannon ne tient pas plus en estime les Républicains que les Démocrates, deux faces complémentaires de ce qu’il nomme le « parti de Davos ». Logiquement, il jubile en voyant émerger le mouvement Tea Party en réaction aux annonces des aides du gouvernement Obama pour sortir de la crise. Il accouche en quelques mois d’une trilogie sur le sujet, dans l’espoir de peser sur les élections de mi-mandat dans le « bon » sens. Le catastrophiste Battle for America reprend les tics de ses films précédents, désigne assez clairement Barack Obama comme une sorte d’Antéchrist – le religieux ne sert dans les films de Bannon qu’à accentuer la menace et la perte de repères d’une Amérique idéalisée des années 1950, quand tout le monde était à sa place… Fire from the Heartland et The Undefeated, portraits de femmes locomotives de la révolution conservatrice en marche (la députée Michele Bachmann, Sarah Palin, l’éditorialiste Ann Coulter…), semblent presque apaisés en comparaison, n’étaient ces inévitables piques sur l’establishment libéral à abattre.
Assagi, le Stephen ? Bien sûr que non. Son Occupy Unmasked sur le mouvement anti Wall Street atteint même des sommets dans le registre pourtant très concurrentiel de la désinformation sensationnaliste. Et dans le domaine, qui d’autre de plus compétent que Andrew Breitbart lui-même pour pipeauter à l’image ? Exactement, personne. Le film multiplie les supputations non vérifiées et pas franchement pertinentes (« Le mouvement est coordonné, ils s’envoient des mails ! » – et alors ?), finit sur un montage bidon rempli d’images n’ayant assez ostensiblement rien à voir pour laisser croire que le mouvement s’est achevé en guérilla urbaine.
Torchbearer (2016), enfin, épouse les circonvolutions terrifiantes de la pensée de Phil Robertson, héros du show de télé-réalité Duck Dynasty, en un festival d’images d’archives toutes plus crapoteuses les unes que les autres pour illustrer la nécessité de croire en Dieu et d’exterminer Daech dans une bonne grosse guerre mondiale tant qu’on y est. Un concentré d’images gore, de vision alternative de l’Histoire, de raccourcis hasardeux et dangereux, apogée d’une œuvre contenant en germe toute la feuille de route, le langage et les méthodes de Stephen Bannon depuis sa prise en main de la campagne Trump. Sad.