Nous portons le deuil, depuis dimanche, de l’une des séries les plus folles des années 2010. Pour marquer le coup, l’exégète Pacôme Thiellement nous livre sa prime lecture. Soyons forts : ça va aller ; ça va aller. Spoilers à tous les étages, par contre.
La première question qu’on a envie de poser à la fin du dernier épisode : ça va ?
« Now what ? » : j’en reste à la question de l’avant-dernier épisode, quand le père de Kevin est sur le toit, qu’il n’en revient pas que la fin du monde n’ait pas eu lieu, que son fils ne soit pas mort… qu’est-ce qu’on va foutre, maintenant ?
Damon Lindelof est peut-être l’une des personnalités les plus décriées de ces dernières années, que ce soit par son arrivée fulgurante aux commandes de Lost, pour ses travaux de script doctor sur Prometheus ou World War Z… Est-ce que The Leftovers, qui est en quelque sorte son premier projet solo, met en lumière ses qualités d’auteur ?
Ce qui est certain, c’est que sur The Leftovers, il a décidé dès le début de prendre pleine responsabilité. Pourtant, la première saison est vraiment inspirée du roman de Tom Perrotta (même s’il en fait quelque chose de très différent), Tom Perrotta est là tout le long, ainsi qu’un pool de scénaristes comme dans toutes les séries… ce qui diffère c’est que Lindelof a beaucoup assumé seul cette série, avec un côté « si ça merde, ne vous en prenez qu’à moi ». Il est très masochiste, il a beaucoup trop pris au sérieux les critiques qui lui avaient été adressées. C’est très difficile pour un artiste de ne pas être sensible aux critiques, on voit à quel point pour Lars Von Trier c’est quasiment une source d’inspiration, ça rentre dans le projet suivant ((Nymphomaniac inclut des références aux réactions suite à sa conférence de presse pour Melancholia, etc.) Pour Lindelof, sur la fin de Lost, il y a eu un tel acharnement sur le besoin de réponses, des « frigging answers » comme le dit Hurley dans un épisode, il y avait une telle pression là-dessus que dès le début de The Leftovers, il a désamorcé cette question-là. Il a promis une série sans réponses, c’est même intégré dans le récit. Tout le premier épisode est comme une récapitulation et une méditation sur la façon dont Lost a été compris. Ça ne peut que frapper un fan de Lost que la série commence par le personnage principal qui croise un chien, qu’il ait des tatouages, que dans l’une des premières scènes on puisse entendre Patsy Cline, introduite par un DJ qui nous promet « des torrents de larmes »… tout ça apparaît comme une poignée de main à ceux qui ont vu Lost. Et juste après, c’est contrebalancé par un moment où le personnage principal, Kevin, regarde la télévision, où l’on voit le Congrès américain, on comprend que des dépenses très importantes ont été faites au niveau scientifique pour expliquer la disparition des 2%, et on nous dit qu’après tout ce temps et ces dépenses, personne n’est foutu d’arriver avec des réponses. C’est le moment où on comprend qu’il a décidé d’intégrer l’intention de ne pas répondre comme une opération poétique en tant que telle.
The Leftovers va très loin à ce niveau-là, c’est rempli de pistes, de fils, de vastes fausses pistes qui sont laissées irrésolues. Le numéro du National Geographic, l’importance de la ville du Caire en Egypte, la question des personnes mortes puis ressuscitées, en particulier l’australien David Burton dont le nom vient de La Dernière Vague de Peter Weir ; tout un tas d’éléments dans The Leftovers vont agir comme des sources de questionnements pour le spectateur, dans lesquelles on va le laisser se démerder par rapport à la réponse qu’il choisit. C’est extrêmement troublant, c’est une série qui nous met sans cesse face au fait qu’on demande des réponses qu’on a déjà (d’où le panneau de Evie en fin de saison 2 avec simplement écrit : « You understand »). Si on repart sur la série Lost, les réponses ont toutes été données. Il y a un seul truc en suspens, un putain de canoë à un moment avec des types qui tirent, dans les voyages dans le temps saison 5. Tout le reste est résolu, et les spectateurs ont eu le sentiment inverse. Dans The Leftovers, rien n’est résolu. Et pourtant le sentiment des spectateurs qui la regardent est d’avoir été rempli, de ne pas avoir été laissé avec des questionnements sans réponse. C’est un coup de génie d’écriture extraordinaire. En faisant précisément ce qu’on lui reproche, Lindelof devient irréprochable. C’est inouï.
Ça m’a frappé dans l’enchaînement des deux derniers épisodes. L’avant-dernier achève une sous-intrigue qui est une fausse piste plus qu’autre chose, et le dernier épisode ne résout finalement rien et demande au contraire un acte de foi en ne montrant rien, en se focalisant uniquement sur le discours de Nora délivrée par Carrie Coon, cette actrice incroyable.
Oui, la série a introduit Carrie Coon qui, on le voit avec la nouvelle saison de Fargo, risque de devenir une actrice qui va compter. Le dernier épisode est un tapis rouge pour cette actrice. C’est un dernier épisode vraiment singulier puisque à la différence de la plupart des séries, on revoit très peu de personnages. On passe quasiment tout le temps avec Nora, on a quand même Kevin une bonne partie, on a des fenêtres sur Matt et Laurie… et c’est tout. Les deux derniers épisodes de The Leftovers m’ont fait penser à quelque chose qui est très peu évoqué tant ça diffère en termes esthétiques, c’est Buffy. La fin de saison 4 de Buffy se focalise exclusivement sur les quatre personnages principaux, tout est résolu dans l’épisode précédent en termes d’intrigue. Ce moment où le père de Kevin demande « Now What ? » fait vraiment écho pour moi à ce moment où Buffy regarde dans le vide à la toute fin de la dernière saison et sa sœur lui demande en arrière-plan « Et maintenant qu’est-ce qu’on fait, Buffy ? ». Il y a une rime qui se joue. Des petites relations, un pacte avec le spectateur post-série. C’est impossible de terminer une série, plus difficile qu’un roman, qu’un film dans le sens où potentiellement, ça ne pourrait jamais s’arrêter. La fin ouverte de l’avant-dernier épisode dépasse la pulsion de conclusion d’un dernier épisode. Ça se joue sur un terrain inconnu. Que ça se termine sur un personnage qui raconte une histoire, quasiment en plan-séquence… ce monologue est un vrai tour de force. Quelque chose qui n’appartient plus au langage de la série. Ça appartient à autre chose et ça semble immémorial. Ce avec quoi joue The Leftovers, c’est la question de la relation entre la fiction et le sacré. Il y a deux notions qui se jouaient dans Lost et viennent différemment dans The Leftovers, qui sont la foi et la tromperie. Toute la dernière saison joue sur la question du mensonge.
Le premier épisode de la saison 3 présente tous les personnages dans des situations où ils mentent aux autres, ou à eux-mêmes, ou dans des petits arrangements avec la vérité. On voit Laurie et John dans un système d’entourloupes où ils ont repris le travail du medium Isaac – qui, lui, était sincère, était un vrai voyant, et à qui John avait cassé la gueule en début de saison 2. Pour Laurie, la psychanalyse ne fonctionne plus en tant que telle, on est dans un univers qui a dû intégrer le magique presque malgré lui, elle doit passer la psychanalyse en contrebande à l’intérieur d’un processus magique, une sorte de mensonge vertueux. Nora, elle, ment à Kevin sur son attachement à ses enfants, le tatouage, Kevin s’étouffe quotidiennement dans une auto-thérapie mystérieuse qui ressemble à une tentative de suicide, et Matt est prêt à complètement assumer ce qu’il sait être un mensonge, celui de la femme du stylite. Il y aussi le mensonge le plus grave, lié à l’activité politique et policière, celui de l’extermination des Guilty Remnants par drone. Le monde est rentré dans un déni global, comme il a dû précédemment gérer la disparition et les transformations que ça a entraînées. Ça fait sept ans, c’est lourd, on n’aura pas de réponse, il y a ce désir presque collectif d’un événement apocalyptique, on ne sait pas s’ils redoutent l’apocalypse ou s’ils en ont envie. C’est ce que dit Patty à Kevin dans l’avant-dernier épisode, ils veulent mourir mais pas assumer le suicide, et on va les aider. Ce qui est une proposition dramatique absolument inouïe. Ça joue avec un sentiment contemporain très fort.
Dans une interview, Damon Lindelof disait que la saison 3 était axée sur le storytelling. Et du coup par rapport à ce que tu dis, j’aurais une interprétation optimiste, qui tendrait à dire que le storytelling, la religion, la foi serait la même chose, notre besoin de comprendre le monde à travers des histoires codées, et la version pessimiste serait ce que tu évoques, notre besoin de mensonge.
Il y a toujours eu une oscillation entre les deux dans Lost comme dans The Leftovers. Il reste une zone d’ambiguïté qui est difficile à dépasser, à part dans l’amour avec le « Je te crois » final de Kevin au-delà de savoir si Nora lui raconte une craque ou si c’est vraiment ce qui s’est passé. Ça n’est plus la question. On est avec des personnages qui ont été relativement incapables d’interpréter ce qui leur arrivait, ou selon des critères inadéquats, des religions déjà passées, soit des interprétations de types parascientifiques au mieux tirées par les cheveux. Dès le début de saison, l’idée de la machine pour aller dans le monde des 2% est balancée comme un truc qui n’est qu’une grosse arnaque. Mais c’est à ça qui nous est demandé de croire à la fin. Le degré de crédibilité est infime et finalement tout repose sur lui. Parallèlement, la ligne chamanique de Kevin est concernée aussi. Il n’y a aucun moment où on peut dire que Kevin n’est pas allé de l’autre côté. On est dans des situations extrêmement bizarres, où ça fonctionne de manière contre-intuitive, chaque pièce donnée nous dit « à vous de décider si vous y croyez ou pas », soit l’inverse total de Lost.
Toi qui a beaucoup travaillé sur les questions contre-initiatiques, dans cette saison 3, dès le premier épisode, Kevin est présenté comme un messie mais le refuse. Un des reproches que je lis le plus contre The Leftovers, venant de personnes qui n’ont pas dépassé la première saison, serait son côté bondieusard. Mais rien n’est plus faux, en fait.
Contresens complet, bien sûr. Dans la saison 2, on a une scène extrêmement drôle et mystérieuse dans l’épisode de Matt, il se retrouve dans le camp des gens qu’on ne laisse pas rentrer à Jarden, il récupère de l’argent en échange d’un rituel bizarre où il doit frapper le fils de la femme du Stylite avec une batte de baseball en hurlant « BRIAN ». A ce moment-là, je me suis dit intuitivement que ça devait renvoyer à La Vie de Brian. Peut-être que ça allait intégrer des thèmes de La Vie de Brian, celui de la prolifération des messies, la sélection d’un messie malgré lui, la volonté des hommes de reporter sur un autre homme la responsabilité divine. C’est ce qui se passe avec Kevin, le besoin de croire de Matt, Michael et John fait porter à Kevin la responsabilité d’être Dieu plutôt que chacun assume sa part de divinité et d’humanité. Cette saison a un côté La Vie de Brian, le messie qui n’agit pas comme tel. On pouvait le deviner dès la saison 2 parce qu’on savait qu’il n’était pas le seul à être mort et à avoir ressuscité. On a cette étrange sous-intrigue des hommes qui meurent, qui passent de l’autre côté, qui reviennent. La fin de la question messianique de Kevin se pose pour Matt au moment où il rencontre David Burton et qu’ils ont cet espèce d’échange inspiré du Livre de Job. Dès qu’il rencontre un autre ressuscité, la question de la divinité se déplace dans l’esprit de Matt vers ce type très étrange qui finit par se faire bouffer par un lion.
Oui, une fin d’épisode complètement folle… les épisodes de Matt font partie de mes préférés.
C’est un truc assez extraordinaire aussi, une écriture qui s’invente progressivement. Dans la première saison, il n’y a que deux personnages qui ont des récits vraiment centrés sur eux-mêmes, Nora et Matt. Mais à partir de la seconde saison, c’est plus varié. On a Matt, Laurie, Meg, on prend un personnage et on le suit lui, seul, les autres intrigues sont alors seulement évoquées en arrière-plan. On a ça cette saison avec le père de Kevin. C’est un trait particulier de l’écriture de Lindelof qu’il a réussi à transférer dans l’écriture de feuilleton HBO, qui normalement ne fonctionne pas sur le mode de l’épisode formulaire. Lindelof vient de Lost, un grand récit semi-formulaire avec pour chaque épisode une coloration particulière. Ici on continue le feuilleton, et on explore aussi un personnage. A partir de la seconde saison, The Leftovers teste de nouvelles modalités de narration. Dès cette introduction dans un temps immémorial, préhistorique avec les deux mères, l’enfant, le serpent qui injecte le poison, là on comprend qu’il va aller partout. Et après, c’est un tout autre récit, on se demande même si les personnages de la première saison vont revenir. Matt met trente minutes à entrer dans le récit, Kevin et Nora 45 minutes, on a un nouveau rythme, une nouvelle bande-son qui devient moins obsessionnelle. La mise en scène se modifie aussi, intègre des éléments plus cinématographiques avec des influences non seulement de Peter Weir, de Nicolas Roeg mais aussi de Michael Haneke pour cette saison. Caché est l’un des modèles de Lindelof pour la saison 2, même si ça joue moins sur des affects violents, plus sur l’opacité des personnages, en particulier celui d’Evie. Sa mise en place a un truc très différent des personnages dans les séries, presque de l’ordre de la suspension opaque du récit. Tous les retours sur Evie par rapport aux autres personnages vont à contre-courant. C’est formidable, ça ne se joue plus via la narration, la psychologie, mais sur l’impact du spectateur, l’image d’un personnage montré chaque fois de façon différente. A ce titre, la saison 3 est encore trop fraîche, je suis sûr que dans quelques mois on la verra encore différemment. On est encore sous le choc, on a le regard qu’on va accepter dans un premier champ, après une re-vision d’autres questions vont se poser.
Dans la saison 2 de Mr Robot, Sam Esmail a essayé de faire une divagation sitcom méta avec Alf comme dans le clip parodique Too Many Cooks. Et là j’ai l’impression que Lindelof a beaucoup mieux réussi une approche un peu similaire dans l’épisode 2 de cette saison, Don’t be Ridiculous, signant une différence cruciale entre méta et syncrétisme pop.
The Leftovers n’est jamais vraiment « méta ». La fiction prend toujours le dessus sur son champ référentiel, ce qui est une prouesse d’écriture aussi. Non seulement Mr Robot mais aussi une série plus populaire comme Supernatural joue énormément avec l’élément méta, ça vient de Clair de Lune. La ligne continue depuis Clair de Lune, c’est qu’une série est aussi un rendez-vous avec le spectateur pour évoquer ce qu’il a aimé avant, des traits générationnels, réfléchir sur ce qui se joue ailleurs en fiction, une parodie des codes de narration, etc. The Leftovers ne se permet ça que dans la mesure où ça nourrit intégralement la narration principale. Il n’y a jamais de moment où ça sort de l’émotion vécu par les personnages. Cet acteur de sitcom, Mark-Linn Baker, qui apparaît dans l’épisode dans son propre rôle est intéressant car sa venue est mise en place dès la première saison, dans le deuxième épisode quand Kevin vient visiter son père à l’asile, et il est en train de regarder ce sitcom Perfect Strangers. Il dit « c’est incroyable, tous les acteurs de cette série ont disparu, quelle est la probabilité d’un truc pareil ». Dans le premier épisode de la saison 2, à la télé, on voit les infos où on apprend que Mark-Linn Baker avait simulé sa disparition, élément qui permettait de supposer que d’autres pouvaient simuler leur disparition et donc suggérer ce qui va arriver à Evie. Manière de préparer cet élément que personne ne voit venir. Le faire revenir dans la saison 3, après avoir utilisé le générique de Perfect Strangers en générique d’ouverture est justifié par ces précédentes apparitions. Le thème du sitcom lui-même, celui de l’étranger, rime avec l’un des thèmes sous-jacents de The Leftovers, celui de se sentir étranger à son monde. Le premier épisode de la première saison fait revenir beaucoup de signatures Lost-iennes, l’une d’entre elles est les livres. La seule fois à ma connaissance qu’un personnage lit un livre dans The Leftovers, c’est dans le premier épisode : Tom, le fils de Kevin, qui lit L’Etranger de Camus moins pour le livre que pour le titre, qui rime avec Perfect Strangers, le thème d’être étranger dans son propre monde, étranger dans un monde étrange, un mythe gnostique très important, qu’on retrouve également dans un hadith de l’Islam où on dit : « L’homme est né en exil et mourra en exil ». La série commence à Mapleton qu’elle ne quitte presque pas pendant une saison, puis va à Jarden dans la deuxième, et finit en Australie. L’idée de retourner à la maison répétée souvent par Kevin (« I want to go home ») est contredite par son propre parcours.
Il y a une autre série en ce moment qui revient sur comment clore un récit, c’est évidemment Twin Peaks. Et bizarrement, je me faisais la réflexion que de façon assez abstraite, The Leftovers était finalement plus proche de la Twin Peaks originale que des nouveaux épisodes de Lynch, avec la thématique du deuil, l’ambiance étrange, l’absence de réponses…
Il y a une interview de Lindelof publiée avant le retour de Twin Peaks où il évoque la série de Lynch. On voit à quel point Lindelof connaît Twin Peaks sur le bout des doigts, et en parle avec une abondance de détails, une connaissance et une lucidité sur l’influence de Twin Peaks sur sa propre écriture qui est extraordinaire. Il admet qu’il y a une énorme relation entre le parcours de Locke dans Lost, quand il va dans la cabane de Jacob, dans The Leftovers, quand Kevin va dans la maison du père de John, Virgil, et avec Dale Cooper quand il va dans le cercle des 12 sycomores dans la forêt de Twin Peaks. Il y a cette idée très claire d’un parcours contre-initiatique même s’il ne dit pas ça comme ça. Il admet aussi que les voyages de Kevin dans l’autre monde n’auraient pas été possibles sans le dernier épisode de la saison 2 de Twin Peaks. La moitié de l’épisode se passe dans la pièce rouge de la Black Lodge, c’est la base de l’épisode International Assassin puis The Most Powerful Man in the World (and his Identical Twin Brother), avec le passage dans l’autre monde, les morts qui reviennent, les codes détournés, et l’invention d’un autre monde très perturbant. L’effet est totalement différent. Lynch présente un autre monde qui est une sorte d’apothéose de sa propre poétique. Ce passage lui permet d’être dans une sorte d’éther-Lynch, du Lynch plus qu’il n’en pourrait. Lindelof n’est pas dans le même rapport à son imaginaire, ça le force à intégrer des codes qui lui sont étrangers : le récit d’espionnage, la paranoïa américaine des années 1970, mélange entre James Bond et Jason Bourne d’un côté et de l’autre Conversation Secrète et les films de Pakula. Ces espèces de mythes bizarres avec lesquels il va jouer de façon stupéfiante, qui dit aussi où en est l’imaginaire du spectateur.
Le spectateur n’a pas une vision du monde imaginaire comme le spectateur d’il y a 25 ans. Lynch intégrait dans son esthétique quelque chose qui avait à voir avec le théâtral, le rideau rouge, et aussi la construction d’un plateau de télévision, les trois fauteuils, la petite table, la tasse de café, les invités, la télévision comme labyrinthe. A l’époque de The Leftovers, la télévision ne peut plus avoir encore la valeur d’un contre-monde, elle est tombée en désuétude. Les émissions n’y ont de valeur que l’arrière-plan qu’on pourrait éventuellement y repérer, comme dans l’épisode G’Day Melbourne où Kevin voit Evie à l’arrière-plan d’un talk show complètement insignifiant. Le premier plan ne joue pas dans l’imaginaire, c’est du remplissage de temps, vide de substance. Le seul imaginaire cauchemardesque questionnable c’est celui du complot. Ça vient de Pakula, de Conversation secrète ou Un crime dans la tête. Cet imaginaire du complot des seventies c’est le plus présent sur Internet. Cauchemar d’un univers politique international composé d’agents dormants, de manipulations, d’intrigues insondables, avec pour projet de faire exploser la planète sur une fausse attaque d’un pays de l’est. On rejoint ça dans la nouvelle saison de Twin Peaks avec le personnage du docteur Jacobi qui devient une sorte d’Alex Jones, c’est complètement dingue ! Jacoby avant était le mec le plus cool du monde et il est devenu un paranoïaque agressif et obsessionnel !
Ça rejoint le storytelling, la religion, les théories du complot, c’est le besoin de se raconter des histoires ou de se mentir…
Oui, c’est la question d’opposer un storytelling à un autre, celui de la politique internationale à celui de la théorie du complot. Deux storytellings où l’homme est impuissant. Et toute la question de The Leftovers et peut-être de la nouvelle saison de Twin Peaks, c’est de chercher quels pourraient être les nouveaux mythes au sens noble du terme, les fictions dignes de devenir des mythes. D’où l’une des citations les plus évidentes de la saison 3 : la petite fille de Kevin s’appelle Penelope. Ça résonne énormément sur le récit de Nora : Nora est Ulysse, Kevin est Penelope. On va renverser les rôles, c’est extraordinaire. Heureux qui comme Nora a fait un long voyage… il a fallu très longtemps pour pouvoir revenir, et encore plus longtemps pour recréer le foyer, et Kevin est celui qui l’a attendu. Ça mélange plein de choses. Kevin reconnaît Nora, dans L’Odyssée c’est le chien qui reconnait Ulysse, les chiens sont très présents dans The Leftovers, l’animal Lindelof-ien par excellence qui disparaît complètement dans le dernier épisode, remplacé par un bouc. Le bouc qui était le bouc émissaire dans la seconde saison… on se sépare d’une résolution apocalyptique, sacrificielle, Nora libère le récit de sa dimension sacrificielle, plus besoin de quelqu’un pour endosser le rôle messianique, et en libérant le bouc, elle libère Kevin. C’est symboliquement relié. Elle le ramène à un récit fondateur de civilisation qui serait L’Odyssée. C’est une hypothèse, hein, on cherche ! Si ce dernier épisode s’éloigne de toute coloration « bondieusarde », il est quand même baigné de symbolisme intégré à un récit à dimension mythologique. Parce que finalement, en dehors de tout forçage symbolique, la libération du bouc émissaire est un peu l’action la plus « christique » de tout The Leftovers. A la différence de Matt qui cherchait un nouveau Christ, Nora ne fait là que libérer un animal sacrifié mais elle libère ainsi la véritable divino-humanité… D’où la question de croire ou de ne pas croire. Nora demande à Kevin de lui faire confiance, doit-il y croire ? On est dans un déplacement de l’entente autour du récit. On rejoint Twin Peaks car la nouvelle saison est annoncée dès le début comme l’odyssée de Cooper. Il a fait un très long voyage dans l’autre monde, il va faire un très long voyage dans notre monde pour se retrouver lui-même.
Oui, The Leftovers a la dimension très nourrissante, réconfortante que pouvait avoir Twin Peaks en son temps. Le nouveau Twin Peaks amène quelque chose de beaucoup plus froid, énigmatique, suspendu, opaque, c’est très fort, mais c’est beaucoup plus indéchiffrable en termes d’intentions. Même si on voit bien quels thèmes d’aujourd’hui il essaie d’intégrer. Comment ils essaient de rejouer non seulement toute la geste de Twin Peaks mais aussi tout le cinéma de Lynch, dès Eraserhead et The Grandmother ne serait-ce qu’avec la transformation du Bras, les vingt premières minutes de l’épisode trois qui sont dans la sensation pure à la Inland Empire… il y a du Lost Highway, du Mulholland Drive, Rancho Rosa qui refait du Blue Velvet… Lynch met tout son monde et Frost veut tout uploader, des éléments contemporains, de la psychologie moderne, on sort de la petite ville de Twin Peaks pour aller vers une intrigue mondiale alors qu’on ne sortait quasiment jamais de la ville… un autre point commun avec The Leftovers, qui ne sortait pas de Mapleton dans la saison 1 sauf pour aller à Cairo, New York, à une heure de la ville. Là on ne peut plus se cantonner à Twin Peaks, on va dans des endroits qui n’existaient pas avant dans le cinéma de Lynch.
Je vais de nouveau citer Lindelof qui dans un entretien, toutes proportions gardées pour lui bien sûr, il avait l’impression d’être dans un vivier comparable à celui de la pop music vers 1967 ou 1968, où on pouvait avoir le même mois un album des Beach Boys, des Kinks, des Beatles, de Hendrix. Il utilise les Beach Boys dans la bande-son pour marquer son affiliation avec cette période-là. Il dit qu’au niveau des séries, on est dans une période où on a en même temps le retour de Twin Peaks, Fargo qui va extrêmement loin en termes d’innovations narratives, Mr Robot, on pourrait ajouter Person of Interest (qui vient de finir), Supernatural (qui ne s’arrêtera jamais), etc. On recule au maximum ce qui est autorisé en termes d’expériences narratives, de manières de raconter une histoire, d’écarts par rapport au fil du récit. Les spectateurs sont désormais prêts à tout voir, étonnez-nous ! Et cette nouvelle saison de Twin Peaks répond à ça. C’est vraiment très opaque et contraire à tout ce qu’on attend d’une série nostalgique, c’est exactement l’inverse du retour des X-Files (qui se sont plantés à cause de ça) ou pire encore de Star Wars, englué dans la nostalgie de la première trilogie, ça ne rejoue pas ce qui était confortable pour nous dans Twin Peaks, au contraire. Tous les signes d’appartenance de la série sont explosés. Le retour du thème musical de Laura Palmer via l’explosion de larmes de Bobby est très brutal puis s’arrête là. La nostalgie est jouée en impacts brutaux plus proches du coup de poing que du clin d’œil. On est mis mal à l’aise. Cooper est paumé, personne ne l’aide, et le spectateur est à ce niveau-là. Les réactions positives à ce retour de Twin Peaks, comme pour la saison 3 de The Leftovers, montrent que le spectateur de séries est prêt à de très grandes choses. Il tient au degré d’inventivité des scénaristes d’aller le plus loin possible. On est dans une très grande période pour ça.