A notre époque où plus rien ni personne n’a le droit de mourir, où tout doit être rebooté en permanence, le grand retour de l’une des séries les plus emblématiques de la création télévisuelle mondiale aura pris le risque particulièrement audacieux de proposer autre chose qu’une grande soupe connivente livrée clé en main. Surtout, de toutes les résurgences du passé culturel, c’est sans doute la seule à accepter de regarder la mort en face.
La pop culture des années 2010 laissera vraisemblablement le souvenir d’un disque rayé, les mêmes dix secondes à l’échelle de l’inconscient culturel de l’humanité jouées en boucle par un gamin trop peureux de grandir sans ses doudoux, ou d’affronter autre chose que l’horizon de ses posters d’adolescence. Des univers qui n’ont de partagés que l’étiquette, de touts petits bacs à sable ne souffrant jamais de trop grandes variations de peur de brusquer un spectateur enfant-bulle. Les networks américains rebootent, remakent, adaptent. Les blockbusters cinématographiques stagnent dans les mêmes eaux, les séquelles s’enchaînent de façon incontrôlable, grotesque – qui aurait cru que Fast & Furious aurait 9 séquelles ? Cette injonction à la formule figée contamine jusqu’aux interprètes, même plus autorisés à vieillir, quitte à faire subir d’atroces liftings numériques à Michael Douglas (Ant-Man), Kurt Russell (Gardiens de la Galaxie 2) ou plus récemment le pourtant poupin Johnny Depp (Pirates des Caraïbes 5). Disney, dans son exploitation de Star Wars, la mère de toutes les licences lucratives, est allé jusqu’à ressusciter les morts (la re-création de Peter Cushing, sidérante et terrifiante)… et les vivants avec sa Carrie Fisher rajeunie, laquelle ne se sera même pas vue offrir la politesse de s’interpréter elle-même. Si encore tous ces stratagèmes à l’éthique discutable servaient l’innovation… Bien sûr que non. Partout, les mêmes structures narratives rebattues, les mêmes tics antédiluviens, les mêmes acceptions de la surenchère à l’absurde, jamais jouissive. Comme le chantait Nine Inch Nails, tout n’est qu’une copie de copie de copie, avec l’argument de la nostalgie sécurisante comme rempart financier et quasiment moral.
Dans ce paysage créatif sinistré, la relance 25 ans après son clap de fin d’une série aussi cruciale et innovante que Twin Peaks inquiétait autant qu’elle excitait. Il fallait tout le génie malade de David Lynch et Mark Frost pour contrecarrer toutes les attentes et défier le nostalporn sur le terrain de l’inattendu total, radical. Cas d’école de série en suspension, inachevée sur un cliffhanger monstrueux, la série originale fut un puits à fantasmes pas vraiment comblé par sa préquelle cinématographique Fire Walk With Me, chef-d’œuvre d’oppression psychanalytique tout à la fois féérique et barbare, merveilleux et cauchemardesque. Le livre de Mark Frost The Secret History of Twin Peaks publié en amont de la diffusion de cette saison 3 augurait d’une intrigue ésotérique censée résoudre les mystères autour de la Black Lodge, comme une rationalisation de l’étrange façon X-Files de la grande époque, hein, pas le reboot. Une bien belle fausse piste. Si Frost nous la joue Scully, Lynch serait un Mulder sous peyotl. Vous voulez savoir ce qu’il s’est passé ? OK, crie David avec la voix de son personnage Gordon Cole. Mais ça risque de ne pas vous plaire. Au vu des audiences abyssales et des intenses moments de confusion et de déception partagés sur les réseaux sociaux, c’est bien ce qui s’est passé.
Twin Peaks première mouture avait révolutionné le paysage télévisuel, défini l’horizon métatextuel de la fiction et repoussé les limites du montrable à une heure de grande écoute. 25 ans plus tard, lesdites limites n’existent quasiment plus. Tout a été fait, montré, raconté. Le landernau de la série contemporaine connaît une telle crise de créativité qu’elle se réfugie désormais dans la valeur refuge de l’adaptation littéraire, avec pour les plus fifoux l’opportunité d’imaginer une suite à un grand roman comme La Servante Ecarlate (The Handmaid’s tale) ou Les Disparus de Mapleton (The Leftovers), l’avenir se nichant apparemment pour partie dans un succédané de la fan fiction. L’immense mérite de Twin Peaks The Return est de ne ressembler à rien de connu. A rien du tout, diront les esprits les plus chagrins, et comment leur donner tort face à bon nombre de séquences complètement à l’ouest, au tempo d’un autre monde, aux figurants neurasthéniques, aux effets vraiment spéciaux, à ces images digitales shootées avec des caméras nouvelle nouvelle nouvelle génération ? A terme, sur la longueur d’une série qui prend une valeur totalement autre en étant binge watché, ce contretemps systématique participe d’une atmosphère onirique unique. Twin Peaks première mouture prit tout le monde à revers avec ses incartades ponctuelles, son nain rouge qui danse, son cheval au milieu du salon, ici l’étrange a tout contaminé. Nous ne sommes plus dans le flottement ponctuel mais permanent, condensé dans l’apathie tantôt hilarante tantôt agaçante de Dougie Jones, l’homme qui n’était pas là, symbole d’une série qui refuse parfois obstinément de donner aux spectateurs fans nostalgiques mélancoliques ce qu’ils étaient venus chercher.
Pourtant, comme dans Lost et The Leftovers, les héritiers les plus évidents en terme d’attraction-répulsion face au mystérieux, tout vient à point à qui sait attendre. Les clins d’œil obscurs et évidents jalonnent des parcours hoquetants, les récompenses pour les fans sont systématiquement à double-tranchant. Le cas le plus emblématique étant bien évidemment celui de Audrey Horne, apparition tardive et frustrante en champs / contrechamps, honorée d’une scène magnifique puis d’un twist irrésolu. C’est là que se situe l’aspect le plus passionnant de la série : dans son rapport à la nostalgie et à la disparition. Twin Peaks est devenue une sorte de ville musée avec sa propre temporalité délitée, où les personnages ont vieilli mais occupent peu ou prou les mêmes fonctions, à l’exception de Bobby – qui aura finalement suivi les traces de son père. Tous les nouveaux personnages, plus jeunes, les nouvelles générations ont quelque chose de pourri. Drogués, malades, amorphes, ils reproduisent les mêmes gestes, sortent aux mêmes endroits – la faune du Roadhouse est toujours la même, typiquement, et chaque occurrence nostalgique (le morceau des ZZ Top, la danse d’Audrey) s’y termine en bagarre. Comme si le poids symbolique de la ville devenait trop lourd à porter, que les jeunes, en refusant de suivre un chemin tracé, devenaient des monstres.
Dans ce même ordre d’idées, Twin Peaks The Return se révèle d’une justesse confondante dans sa façon d’incorporer la mort à son récit, au-delà de son univers profondément ésotérique et nourri de métempsychoses, de doppelgängers et de multiples ailleurs. Les 18 épisodes constituent un hommage souvent bouleversant à ses interprètes disparus, pour grande partie dans les semaines de tournage de cette nouvelle saison. L’épisode final de la Femme à la Bûche est l’exemple le plus bouleversant, à ne pas trahir pour en garder l’émotion intacte ; exercice d’autant plus périlleux qu’il aurait pu virer au voyeurisme ou à l’exploitation pure. Plus problématiques, les cas de Frank Silva et David Bowie, interprètes respectivement de Bob et Phillip Jeffries, chacun dotés de rôles cruciaux dans l’intrigue. Pour le premier, disparu il y a plus de 20 ans, Lynch s’en sort en incorporant son visage à un élément de décor, l’animant de glitchs électriques saccadés au rendu cheap mais efficace. Pour le second, c’est un tour de passe-passe moins heureux à base de sosie vocal et de théière géante, où le côté le plus fascinant surgit dans la manipulation audio d’un extrait de Fire Walk With Me, comme si Lynch truquait un souvenir pour parvenir à ses fins.
Un procédé qui atteint son apogée et son sens dans la folle conclusion de l’épisode 17, surgissement du contemporain dans le souvenir originel de toute la série : la mort et la découverte du corps de Laura Palmer. Le crime de lèse-majesté absolu, la tentative de remettre en cause tout ce qui fit la fondation du show. Le verdict est sans appel : même en étant animé des meilleures intentions, il est illusoire de vouloir retoucher / s’approprier le passé. Il faut faire autre chose, traverser le miroir pour résoudre les conflits autrement. Et dire au revoir à son ami Jack Nance en répétant sa première scène.
Il est troublant que ce double épisode final tombe la même semaine que la sortie française du roman Jérusalem d’Alan Moore, tant les deux œuvres semblent dialoguer dans leur conception du temps, ronde cyclique à la fois éternelle et figée, étendue en d’infinies variations et observables d’un même point. Ces deux travaux quintessentiels fonctionnent comme des œuvres totales, des zappings ludiques entre des dizaines de pans de culture, qui s’appuient sur la nostalgie sans jamais renoncer à leur identité propre. Des œuvres uniques, stimulantes, parfois agaçantes formellement et stylistiquement mais récompensant au centuple quiconque voudra bien s’y laisser porter. La nostalgie et l’incapacité de gérer la mort sont parmi les plus grands maux artistiques de la décennie, Jérusalem et Twin Peaks The Return y apportent si ce n’est des résolutions, du moins des perspectives fascinantes.