UPSTREAM COLOR de Shane Carruth

Kris se fait kidnapper et inoculer un ver annihilant toute faculté de jugement. Contrainte à des activités répétitives pour occuper son esprit manipulé, elle est dépouillée de tout son argent avant d’être abandonnée dans un état catatonique. Quelques mois plus tard, encore sous le choc, Kris rencontre Jeff, a priori victime de la même manigance abstruse liée à des vers, des orchidées bleues, un élevage de porcs reculé, et le livre Walden ou la Vie dans les bois de Henry David Thoreau.

Thoreau en plein Urbex

Bris of life. En 2004, un ancien ingénieur informatique nommé Shane Carruth plastiqua le petit monde tranquille du cinéma indépendant américain avec son premier long-métrage, Primer. Pas tant une révolution qu’une remise à plat limite intimidante d’une science-fiction exigeante, aux enjeux philosophiques tout sauf livrés clés en main. Homme-orchestre de cette très modeste production à 7000 dollars de budget, Shane Carruth assure tout autant à la réalisation, au scénario, au montage, à la musique que dans le rôle principal. Il lance une petite mode d’une science-fiction lo-fi où le concept prime sur le spectaculaire – il pourrait revendiquer sans complexe la paternité de toutes les digressions à petit budget sur les paradoxes temporels des douze dernières années.

Carruth s’épuise en vain sur son projet suivant, A Topiary, dont il ne subsiste qu’un essai vidéo scruté par Kris dans Upstream Color. Des traces de frustration peuvent se retrouver dans ce qui deviendra bon gré mal gré son second film : un vide étouffant, une colère inexplicable, des gestes mécaniques de confection d’objets inachevés. Ce n’est que l’un des multiples moteurs narratifs d’Upstream Color, machinerie cinématographique à la fois grandiose et puissamment intime, d’une ambition folle et d’une modestie remarquable. Dans sa façon d’agencer ses séquences avec fluidité, en jeu de piste sensoriel baigné de lumières somptueuses, le film fait inévitablement penser au Terrence Malick du XXIe siècle, à sa poésie des instants murmurés. Si ce n’est qu’à la différence du texan sibyllin, Carruth œuvre dans la matière contrôlée, de façon quasi obsessionnelle. Malick révolutionne tranquillement la forme cinématographique, tâtonne dans le noir, Carruth y amène de la profondeur et de la lumière.

Un spectateur déboussolé

L’abstraction dramatique d’Upstream Color rebute, désarçonne, agace, parfois – mais qu’est-ce que le fuck avec ces porcs, foutredieu ??? N’essayez pas de tout assimiler, de vous raccrocher à vos habitudes de spectateur pour dégager un sens littéral. Vous aurez le temps d’y revenir. Laissez-vous guider par vos sensations, vos émotions, par la pudeur incroyable de Amy Seimetz et Shane Carruth. Une fois le contrat moral d’ailleurs artistique accepté, la narration éclatée, le montage puzzle d’Upstream Color deviennent dès lors ses plus grandes forces, les garants de sa singularité si précieuse en ces temps de standardisation de la moindre exception culturelle. Posez-vous la question : c’était quand, la dernière fois que vous avez vu un film qui ne ressemble à aucun autre ? Inédit en France depuis ses premières sélections festivalières en 2013, Upstream Color trouve enfin le chemin des grands écrans français. L’attente en valait la peine.