L’état d’urgence est-il en train de s’étendre à la sphère cinématographique? La question mérite d’être posée tant l’invraisemblable barnum autour de l’interdiction – pas la censure, hein, OUHLA LE VILAIN MOT – du documentaire Salafistes de François Margolin et Lemine Ould Salem soulève le marasme idéologique total dans lequel le gouvernement s’enfonce, de décision absurde en arbitraire grotesque, sans même réaliser la gravité de cette fracture morale entretenue n’importe comment. Tandis que l’exploitation subit des assauts inédits dans l’indifférence bientôt coupable du landerneau critique, que les décisions de la commission de classification sont à la merci du premier exalté venu, Discordia s’en est allé à la rencontre du coréalisateur du documentaire tant redouté, faire le point.
Pourriez-vous rétablir la chronologie des événements ?
On a commencé à montrer le film il y a un peu plus d’un mois et demi à un certain nombre de spécialistes de la question, de gens en qui on a confiance, de Gilles Kepel à Romain Caillet, à des journalistes qui connaissent bien la question. Ils ont tous été franchement emballés, nous n’avons pas eu une seule remarque sur tout ce que j’entends aujourd’hui, sur la violence des images ou autre. Ça me semblait important de montrer le film à cette période où l’on commençait enfin à parler de salafisme, après le 13 novembre. C’était un mot qu’on ne connaissait pas, et qui tout à coup a fait la Une de Libération, du Monde. C’était l’occasion de finir le film et de le sortir assez vite. On l’a donné le dernier jour où c’était possible pour le FIPA (Festival International de Programmes Audiovisuels, à Biarritz), ils ont été emballé et l’ont mis en compétition. Tout allait parfaitement bien jusqu’au premier jour du FIPA. Tout cela est un concours de circonstance. On nous avait donné une date assez tardive pour le visa, on est passés la veille du jour où il passait au FIPA, où des rumeurs ont commencé à circuler comme quoi le film était interdit, qu’il était ceci, cela. Et ce alors qu’en sous-commission (ce qui en général suffit), sur onze personnes, huit étaient simplement pour un avertissement, deux pour une interdiction aux moins de 12 ans et une pour une interdiction aux moins de 16 ; mais légalement, si une seule personne propose un avertissement, il faut passer en commission plénière. Pour me faire plaisir, parce qu’ils me connaissent et qu’ils savaient que le film devait sortir, le CNC a voulu passer très vite – je n’aurais pas dû accepter… Il est passé et d’après ce qu’on m’a raconté, il y a eu un représentant hystérique du Ministère de l’Intérieur qui a voulu interdire le film – ce qui n’est plus possible en France. Il a un peu embobiné les gens en disant c’était soit l’interdiction totale, soit aux moins de 18 ans minimum avec avertissement. Dans les faits, ce n’est pas une alternative, ou alors peut-être dans les « lois » de l’état d’urgence, mais dans celles du CNC, ça n’existe pas. Tout cela coïncidant avec le fait que j’avais montré le film deux jours avant aux représentants de France 3, qui l’avaient beaucoup aimé, qui pensaient même qu’il fallait le passer plus vite à l’antenne. Tout cela a dégénéré quand les journalistes ont commencé à entendre parler de cette histoire d’interdiction, il y en a qui m’ont appelé, j’ai essayé de les calmer pendant deux jours en leur disant ça allait s’arranger (ce que je pensais sincèrement). J’ai transmis l’info aux gens du Ministère de la Culture avec qui j’étais en contact en leur disant écoutez, décidez vite, sinon ça va fuiter et faire toute une histoire. Cerise sur le gâteau, en arrivant au FIPA, on m’a dit que le CNC avait essayé de faire interdire la projection, ou de l’interdire aux badgés, ou au public, ou aux deux, rien n’était clair. En tout cas, le public n’avait pas le droit d’y aller, ce qui fait que la première projection a été tumultueuse, mais uniquement parce qu’ils voulaient empêcher le public qui avait payé de rentrer dans la salle, donc ils étaient furax. Il y a eu une mini émeute, mais parce qu’ils voulaient entrer voir le film pour lequel ils avaient payé. Finalement, au bout d’une heure de parlementation, cette projection a fini par se faire. Le lendemain, on me dit que France Télévision voulait carrément interdire la projection principale du festival. Heureusement, le FIPA a résisté, c’est un festival qui a été créé par des auteurs pour des auteurs. Du coup la projection a eu lieu mais dans un bordel sans nom où seuls les accrédités pouvaient y aller, la salle était interdite aux moins de 18 ans alors que le film toujours pas. La presse s’en est emparée, de là, ça a pris une ampleur démesurée. Tout cela venant de cette interdiction absurde de France Télévision, j’avais rendez-vous avec quelqu’un de là-bas pour en parler, cette personne a repoussé trois fois donc on ne s’est pas vus, c’était incompréhensible. Là, tout le monde s’en est mêlé, c’est devenu délirant. On ne parlait plus du film, on répétait encore et toujours les mêmes arguments. C’était trop violent, il n’y avait pas de contrepoint… Le truc étonnant, sans vouloir être parano non plus, c’est que j’ai retrouvé ce qu’on appelle en politique des éléments de langage dans différents journaux…
Et cette personne du Ministère de l’Intérieur, comment a-t-elle entendu parlé du film ?
Elle l’a vu, parce que ce qu’on appelle la commission de visa, c’est une commission qui est de plus en plus de censure. Autant c’était devenu une commission sans réel interdit, sauf pour les films d’horreur ou pornographiques à l’époque de Jack Lang, est en train de devenir depuis quelques années – et la gauche et la droite laissent faire – un lieu où l’ordre moral règne en maître. Mais là, c’est la première fois que ça touche la politique… il y a des représentants des ministères de l’intérieur, de la justice, des représentants d’associations familiales, de gens de la profession mais qui sont plutôt minoritaires maintenant…
Paradoxalement, la commission est sous les feux de l’association Promouvoir, qui la trouve trop laxiste…
Oui, mais là, c’est une trouille de ce qui n’est pas politiquement correct, de ce qui n’est pas dans la ligne de ce qu’il faut dire. Je le pense intuitivement depuis longtemps, mais je ne pensais pas que ça irait à ce point-là. C’est la raison pour laquelle on avait fait le documentaire avec des financements de cinéma parce qu’on y est plus libre, théoriquement. Il n’y a pas de pression comme pour les documentaires de télévision. Il n’y en a pas eu, je suis très reconnaissant. C’est cette histoire qui a emballé quelque chose d’imbécile et je me suis retrouvé comparé à Dieudonné dans l’édito politique du Figaro, qui disait en outre qu’il fallait interdire l’accès aux salle de cinéma… c’est ce qui m’inquiète le plus dans cette affaire, cette idée qui est en train de passer dans les mœurs, celle d’interdire les films.
Dans son communiqué, le Ministère de la Culture vous a expliqué comment vous auriez dû faire votre film, et estime que les spectateurs ne sont pas assez intelligents pour comprendre…
C’est vrai que c’est assez hallucinant, ça restera dans les livres, si ce n’est d’Histoire, au moins juridiques, ce fait qu’un Ministre de la Culture explique à un réalisateur comment monter un film… C’est une situation inédite depuis l’époque de l’Union Soviétique, en France d’autant plus. C’est étonnant mais ça en dit long sur le climat de l’époque. Je trouve ça terrifiant.